10.06.2007

128. Gabriel Bonnoure : "A propos de la poésie d'Anna de Noailles"


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Le vieil Hugo pensait sur les femmes à peu près comme Thalès de Milet :
Thalès n'était pas loin de croire que le vent
Et l'onde avaient créé les femmes...
Madame de Noailles vérifie cette hypothèse sur la syncrasie féminine. Sa poésie appartient à la nature liquide et aérienne. Qu'on ne cherche pas en ses livres la terre rouge de la Genèse, ni le magnétisme tellurique, ni le Feu artiste qui sculpte la forme et produit l'essence. Elle n'a même pas l'idée de cette recherche savante ou de cette ivresse magique qui font d'un Rimbaud ou d'un Baudelaire les égaux de Dante et de Milton. Sa fougue même n'est pas celle de la passion, c'est une fureur d'abondance et de coquetterie.
Le mouvement de ses odes rappelle les vains bondissements de l'onde avec le poudroiement des gouttelettes dans le soleil : Iris dans la cascade et sous la pomme de l'arrosoir. Les lois de l'équilibre des fluides expliquent ces déferlements et ces bonaces pâmées, ces volutes brillantes « toujours recommencées », cette abondance, cette mollesse, ces échecs de la strophe qui jamais ne découragent la strophe suivante, comme la vague n'est jamais lasse d'avoir vu la vague précédente mourir sur le récif. Des adjectifs inanes se balancent comme l’écume amassée par le flot et que disperse l’aquilon.
Suprême réussite de ce «style coulant» haî par Baudelaire

Je sais que l'air est lent pendant ce mois d'azur
Et tout tremblant d'abeilles noires
Et que l'univers est, si liquide, si pur !
Une belle eau qu'on voudrait boire
.

Négligeons le second vers versé là uniquement pour remplir la strophe jusqu'au bord. Les trois autres ouvrent la voie osmotique qui permet à l'onde de rejoindre l'onde et mêlent aux eaux amères du vieil univers l'eau parfumée de cette inspiration. Car l'eau qu'épanche la coupe de ses hymnes éclatants est toujours parfumée, par grâce coquette, par caprice feint, par tour d'enfant gâté. Pourquoi ne dirais-je pas que les abeilles sont noires puisque je suis irrésistible ?
Si le devenir impitoyable a pour effet de faner avec rapidité la musique et l'esprit même des plus brillantes époques au point que la génération postérieure ne voit que niaiserie dans ce qui causa l'ivresse et le rire de ses aînés, un semblable destin échoit à toute poésie qui n'est pas immortellement préservée contre le temps par une grande force de conception et d'expression. Nombreux sont les poèmes de Mme de Noailles qui révèlent aujourd'hui comme un bain chimique la sottise de la sensibilité d'avant-guerre, celle des admirateurs d'Henri Bataille, celle, il faut bien le dire, de quantité de lettres de Marcel Proust, le peintre des Guermantes ayant commencé par être l'un de ses propres héros.

Ah ! si, tiède d'azur, la terre occidentale
Est paisible en été,
Les langoureux trésors que l'Orient étale
Brûlent de volupté.

Tolède, Stamboul et les nigauds du « grand tourisme » littéraire. Si je considère ce sentiment de la Grèce et de l'Orient auquel Madame de Noailles a demandé tant de parfums, de baumes et d'éblouissements, j'y cherche en vain cette grâce dont un Chénier a su parer sa délicate Hellade. Je n’y trouve que banalité, fadeur et vulgarité roturière. Trop de vers langoureusement ourlés le long d'un Bosphore d'aquarelle, trop de rahat-loukoums vendus dans le passage des Panoramas. Notre société, hélas ! n'est plus une de ces sociétés comme on en a vu à telle époque privilégiée où l'air du temps, une certaine beauté générale pouvaient donner aux « poetae minores » l'occasion d'accéder aux honneurs de la Muse, où le commun était encore assez rare pour défrayer la poésie. Faute d'avoir su distinguer la poésie et la mode, l'auteur du « Coeur Innombrable » a versé dans un romanesque d'affiches de gare propre à flatter la précieuse sensibilité des passagers de première classe des Messageries Maritimes.
Madame de Noailles ne sera jamais du nombre des nobles dames ayant l'intelligence d'amour. Elle n'a aucune espèce d'imagination. Ce défaut lui interdit les grandes inventions de la spiritualité, la bannit du monde idéal et surnaturel. Sa poésie est toute adhérente au fait : elle chante les ébranlements d'une sensibilité serve de la nature. C'est au ras du sol et couchée sur la Terre, gardienne des morts, qu’elle a jeté quelques beaux cris et trouvé de déchirants accents.
A bien voir, que ferait ici l'imagination, sinon d'émousser le choc de l'irrévocable événement, de pallier le visage de la fatalité et par là d'affaiblir la source de cette éloquence insistante, acharnée, anxieuse :

Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis,
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis ;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre.

Poésie de la sensation immédiate, où rien ne concerne l'homme idéal, où tout exprime la femme vêtue de sa seule chevelure, sans défense, sans recours contre l'univers inexorable. Madame de Noailles a donc, en dépit de ses coquetteries despotiques et de ses fatuités ridicules, un mystère pathétique qu'elle atteste presque sans s'en douter. Ses premiers recueils expriment l'affinité occulte, mais apparente en Orient, de la femme et des jardins, de la femme et des végétaux. Dans les vers désespérés de ses derniers livres luisants et noirs comme le cœur de l'anémone, elle renouvelle la prodigieuse faculté de répétition, les redoublements infinis des pleureuses d'Adonis. Par là, cette poésie, événement parisien, finit par se découper en silhouette, sur le fond d'augustes origines. Et il n'est pas rare que çà et là, entre le flux et le reflux de ces développements et dans le flot de cette fatale éloquence, un vers se balance avec une séduisante mollesse, mélodieux comme le bonheur nu de vivre, plume d'alcyon sur l'eau bleue d'une baie sicilienne. Mai 1931

Anna de Noailles, par elle-même.. Collection de la ville d'Evian.