2.17.2008

247. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 1/6.

247 à 252. "Orage sur le Léman"; quelques extraits de l'ouvrage de Martine de Rosny-Farge : "Lamartine, cent jours sur les rives du Léman . Collection Espace et Horizon,
Editions Cabedita, BP 09, 01220 DIVONNE LES BAINS
Je recommande à mes lecteurs les remarquables collections de cette maison d'édition dont le site mérite une visite attentive : http://www.cabedita.ch/

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1. Le vent forcissait. La grande barque s'inclinait dangereusement. Le lac s'était peu à peu creusé. Sans répit, des lames courtes frappaient désormais le bateau sur le côté, lui imprimant un balancement sinistre. Le roulis projetait les passagers sur la cargaison, bousculant la chèvre qui bêlait d'épouvante. Ils s'affalaient sur les ballots de tissus, se redressaient, retombaient. Du vieil homme et de l'enfant enlacés, on ne pouvait deviner lequel protégeait l'autre. La femme, le visage serré, se relevait avec obstination.
Alphonse qui retenait les caisses et la vergue, vit le miroir pivoter lentement sur lui-même presque détaché de ses cordes. Le batelier s'était déjà précipité. D'un coup de couteau, il avait tranché les derniers liens:
- Il faut s'en débarrasser. Monsieur, aidez-moi donc!
Ils se saisirent du miroir et le balancèrent dans les flots. Il ne s'enfonça pas tout de suite. Il flotta un moment, oscillant d'une vague à l'autre, à plat, sorte de petit radeau lumineux narguant Dieu et les hommes. C'est alors qu'un éclair troua les nues. Sa zébrure fouetta la surface de verre dans un ricanement terrifiant. Il avait rebondi vers le ciel en un prodigieux rayon qui traça dans les nues, une échelle de lumière. La terreur s'était emparée du bateau. […] La paysanne s'était signée.
- La mère, tu peux prier Dieu. Mais c'est le diable qui nous poursuit. Et nous ne nous laisserons pas entraîner en enfer, hurla le batelier.
- Hardi! Souquez matelots. Souquez! Les bacounis accélérèrent la cadence.
Les poules, pattes par-dessus bec, roulaient dans la panière en gémissant. Des plumes s'en échappaient qui s'élevaient vers les nuages.

246. Jacques Herman : "Le lac lentement se couvre de brume".


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C’est ici la limite de l’eau
Au-delà s’envolent les Alpes
De la Haute-Savoie
Et les nuages seuls arrêtent leur élan

Il est seize heures à peine
Et le soleil d’hiver
Glisse déjà
Vers l’Occident
Il sombrera bientôt
Dans l’ondulement
Doux et tendre
Du Jura

La neige la nuit dernière
Est tombée mais il n’en reste
Qu’un peu vers ma gauche
Sur les Rochers de Naye
Et la Dent de Jaman

Le lac lentement
Se couvre de brume
Mon âme a pour l’instant
Le poids d’une enclume.

Jacques HERMANN
Né en 1948, il vit et travaille en Suisse où il enseigne le français.
Il est membre de la Société des Poètes Français et auteur de trois recueils.


http://www.accents-poetiques.com/article.php3?id_article=1523

245. Pierre Lartigue : " Charlotte et la saison d'Evian".

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A la fin du printemps de cette année-là, la saison, à Evian, s'annonça comme particulièrement brillante. La paix revenue avait 1 donné un nouvel élan à l'activité des hôtels, qui regorgeaient à nouveau du gratin international. A la-mi juin, le Casino rouvrit ses' portes, pour le plus grand plaisir des touristes suisses, qui venaient régulièrement prendre une culotte, et repartaient pour Lausanne avec le dernier service de nuit des vapeurs de la Compagnie Générale de Navigation. Au Casino, on donnait aussi des comédies avec des célébrités parisiennes, et des séances de cinéma. Sur le sol français nettoyé du Boche, on attendait partout des fêtes autour du 14juillet; à Evian, elles promettaient d'être splendides.
Charlotte se découvrit du goût pour les plaisirs qu'offrait avec, générosité la ville. Elle qui, l'année passée, ne connaissait guère d'Evian que la Grand'Rue et sa librairie, souhaitait maintenant mettre à profit ses journées de liberté pour des loisirs moins austères.
Elle rendait toujours visite à Mademoiselle Desgranges, mais leurs, conversations étaient, bien plus qu'en hiver, interrompues par des' clients dont la bonne demoiselle devait s'occuper. Alors Charlotte la· quittait, et allait flâner autour de la Buvette, dans les jardins ou sur les quais, admirait les femmes élégantes, et le luxe des automobiles. Elle aimait aller s'asseoir, le matin, dans un des fauteuils de rotin de la Buvette, où, pour le verre de onze heures, se pressait la foule des baigneurs. Les plantes vertes qui ornaient le grand escalier, la naïade centrale, les vitres de la verrière, cernées par des boiseries en volutes, composaient une atmosphère d'aquarium où évoluaient lentement; des groupes de curistes assoiffés; les vieilles darnes entortillées de perles rythmaient avec leur canne la musique tantôt martiale, tantôt· sirupeuse, dispensée par le petit orchestre de la Buvette que son. chef, Monsieur Cherubini, s'efforçait de hisser au niveau de celui du Casino.
Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 51.

244. Pierre Lartigue : "Sur une barque de Meillerie". 2/2.

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2/2. On soufflait un peu, et on repartait pour
une autre tour. Pendant ce temps, l'équipe de la barque organisait le chargement sur le pont, formait le barin, en disposant les pierres, les plus grosses aux extrémités, vers le bordage, les autres au centre, vers les mats. C'était tout un art; il fallait être habile et soigneux, pour équilibrer la cargaison et éviter les ennuis pendant la traversée, si le mauvais temps se levait. Le pont était parfois si encombré qu'on ne pouvait guère circuler que sur les lisses, qui formaient une mince passerelle à l'extérieur de chacun des deux bords. Sous le poids de la caillasse, la barque s'enfonçait peu à peu, et quand les clous de jauge, à la poupe et à la proue, affleuraient l'eau, on savait que le tonnage était bon, et qu'on pouvait partir. Dans la journée, si la commande pressait, et si le vent donnait bien, ça ne traînait pas. On embarquait de quoi faire la soupe pour plusieurs jours si nécessaire, le bouilli, le pain, le vin, et vogue la barque.
Une fois les voiles réglées, les gars, crevés, descendaient à la cambuse piquer un roupillon, avec un seul homme à la barre, le nez vers Evian, Thonon, Ouchy, ou bien Genève, vers ces mangeuses de pierre insatiables. Mais si on finissait de charger trop tard, le soir, on attendait le lendemain, car on n'aimait pas beaucoup partir de nuit. Alors les bateliers qui habitaient en montagne, à Thollon ou Lajoux, allaient dormir dans des hangars loués, mais le plus souvent remontaient chez eux: une grosse heure de marche par le sentier des Epioutères; avec la journée de travail dans les jambes, ils se reposaient, pour ainsi dire, en grimpant, comme des somnambules, tirés par l'habitude, un pas après l'autre sans penser à rien. Encore heureux quand il ne pleuvait pas.
C'était pourtant cette vie de galère qui attirait Alexandre. Il serait resté des heures, dans la chaleur de ces après-midi d'août, à regarder le lac scintiller, les barques aller et venir, et les hommes trimer, avec leurs planches, leurs brouettes, et ces pierres que le ventre ouvert de la montagne offrait avec une générosité inépuisable, ces pierres qui donnaient aux hommes leur pain mais marquaient leur chair à vif, et qui, sciées, taillées, polies, allaient s'assembler comme pour des siècles dans la ligne sobre des quais, dans les façades splendides des grands hôtels, dans les villas éclatantes des cités du lac.

Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 49

243. Pierre Lartigue : "Sur une barque de Meillerie". 1/2.

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C'était un incessant défilé de brouettes à pierre, entre l'aire d'embarquement, où les tas avaient été préparés, et les barques immobilisées le long du rivage, le nez vers le port, en cas de coup de vent. Les brouettes, avec d'énormes mancherons, et une roue cerclée de fer, semblaient déjà lourdes à vide. Et chaque homme chargeait, avec peu d'efforts, semblait-il, quand on avait le coup, une masse de deux cents kilos de caillasse, puis bandait ses muscles et s'avançait, à pas mesurés, vers sa barque. Le plus dur était de franchir le plateau, la longue et épaisse planche qui, posée sur des chevalets, reliait la rive à la barque. Pas large, le plateau: juste la place pour la roue de la brouette, et pour les pieds. Il fallait l'œil. Il fallait ne pas dormir, ni avoir un verre de trop dans le nez. Pas question de poser sa charge pour souffler, même si les mancherons semblaient devoir glisser et échapper aux mains poisseuses de sueur, même si un éclat de lumière giclait sur la surface du lac et venait vous éblouir, ou si un putain de caillou s'était fichu dans une godasse et vous écorchait le talon. Deux, parfois même trois ou quatre chargeurs pouvaient se suivre à la queue-leu-leu sur le même plateau. Il fallait prendre alors le pas de celui qui précédait, et marcher en cadence, sinon le plateau sautait et, hop, tout le monde à la baille. Alors, c'étaient les quolibets des autres, les injures, l'amende, le risque de s'esquinter sur un rocher, ou de recevoir le contenu de la brouette sur les jambes. On faisait attention, mais, tout de même, ça arrivait. Parfois, au passage du sillage d'un bateau à aubes, la barque bougeait, et le plateau avec, et il fallait suivre le mouvement. Quand on arrivait sur le pont de la barque, avec la barre des muscles qui se nouait et s'appesantissait sur la nuque et entre les épaules, il fallait vider, doucement doucement.

Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 48.