10.27.2008

270. Henri-Frédéric Amiel.


----------------
Temps brumeux, mais le voile grisâtre uniforme tend déjà à s'amincir. Un vague rayon solaire fait porter à ma plume une ombre sur mon papier; le rayon devient plus jaune […] Pourtant le lac, ses rives et le Jura sont encore baignés dans une dissolution de lumière terne, qui suffit à l'être, mais n'a ni grâce ni poésie Telle est la vie, quand les enchantements, les joies el les espérances se sont envolés pour jamais; on existe, on travaille, on meurt, mais adieu le rayon. (19 août 1866)* * * * *
Que m’a dit ce lac d'une tristesse sereine, uni, mat, tranquille, où les montagnes et les nuages reflétaient leur monotonie et leur froide pâleur? Que la vie désenchantée pouvait être traversée par le devoir, avec un souvenir du ciel. J'ai eu l'intuition nette et profonde de la fuite de toute chose, de la fatalité de toute vie, de la mélancolie qui est au-dessus de la surface de toute existence, mais aussi du fond qui est au-dessous de cette onde mobile. (22 septembre 1871)* * * * *
Suivi le profil des montagnes, le contour des rivages, égrené tous les hameaux, les clochers, les villas, gravé dans mon souvenir, les effets d’ombres et de rayons, de vapeurs fuyantes et de rochers sculptés, et des milliers de détails animant chaque site, les steamers, les locomotives, les voitures, le damier des toits d'ardoise reluisant au soleil matinal, le lac de saphir avec les paillettes d’or et le sillage des navires disparus, mouettes et corbeaux, voiles lointaines, gaieté de toute chose, explosion de beauté (Clarens. 22 septembre 1880)

269. Henri-Frédéric Amiel.

-----------------------
Promenade. Attendrissement et admiration. C'était si beau, si caressant, si poétique, si maternel ! Je sentais que j'étais pardonné. (9 octobre 1880.)* * * * *
Causerie intime avec une vue admirable devant nous. Assis sur le gazon, les pieds appuyés contre le tronc d'un jeune noyer et devisant à cœur ouvert, nos regards erraient sur l'immensité bleue et les contours de ces riants rivages. (14 septembre 1874)* * * * *Il y a de la félicité dans celle matinée. Les effluves célestes baignent complaisamment les monts et las rivages. On se croirait dans un temple immense où toutes les beautés de la nature et tous les êtres ont leur place. Je n'ose remuer tant l'émotion m'oppresse et je crains de faire fuir le rêve, rêve où les anges passent, moment de sainte extase et d'intense adoration. (8 septembre 1869)* * * * *Il y a je ne sais quoi de paisible et de fortuné dans ces rivages, qui me salue et me caresse. La gratitude et presque l'espérance reviennent au fond de mon cœur, à un jet de pierre de l'endroit où j'ai choisi ma dernière demeure. (Clarens, 24 septembre 1873)* * * * *De joie en joie. Erré deux heures dans ce paysage incomparable, patrie des tendresses, sites favoris des belles et nobles mœurs. Partout des sentiers vagabondent sur ces croupes ombragées. On se croit sur un vaste balcon suspendu entre un cirque de montagnes vertes que noie une brume tissée de lumière et d'extase, et l'azur profond d'un lac qui semble descendu sur la terre. (11 juillet 1866)
* * * * *
http://www.amiel.org/atelier/vie/notices%20biographiques/gagne01.html

268. Jules Michelet.

----------------------
Tout le monde a vu, à Genève, l'incomparable élan avec lequel le Rhône, d'un âpre azur, se précipite pour aller en France […] Ici, des vertes collines de Montreux, pleines de sources, je le vois remplir le lac, celte incomparable coupe, d'un riche et profond azur, qui ne doit rien au bleu du ciel. Le ciel change, il ne change pas. Ce qui m'attache à ce lac, c'est moins son extraordinaire beauté. que d'y sentir vivre et battre cette artère puissante du Rhône. Ce qui m'attache à cette terre, c'est moins le charme délicat du golfe si bien découpé, des contrastes gracieux de Vevey et de Clarens et des rochers de Savoie; c'est moins tout cela que de sentir partout des veines de vie, murmurantes, gazouillantes, qui s'agitent sous mes pieds. De là, une jeunesse invincible, répandue sur toutes choses. Ici, la sève est visible. J'en sens, au doigt et à l'œil, le fort mouvement.
Byron a dit un mot très fort sur la vue du lac, mot qui semble contre la Julie de Rousseau: "Ce paysage est trop grand pour l'amour individuel. " Quel amour convient donc ici? La Patrie et Dieu. C'est la vertu singulière de ce lieu-ci, que nulle part plus aisément le cœur ne s'élève d'un amour à l'autre. L'amour individuel, que l'austère Byron reproche à Rousseau, y monte, par un degré facile. A l'amour des grandes choses. Le paysage lui-même semble un escalier colossal, de la femme à la Patrie et de la Patrie à Dieu.

(ln Gabriel Monod, Pour le mariage d'Olga Herzen avec Frank Abauzit, 1900.)