2.21.2008

252. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 6/6.

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6. […] La pluie avait cessé de tomber, le vent s'essoufflait mais les vagues continuaient de bousculer la grève. Leur rumeur paralysa les passagers quelques instants au fond de la cochère.
L'équipage vérifia l'état de la cargaison, soulagé du peu de dommages. La chèvre se taisait, debout les quatre pattes écartées sur le fond encore branlant. Elle semblait s'être adaptée à la mobilité de l'eau en spécialiste des conjonctures précaires. Les poules ébouriffaient leurs plumes.
Le batelier jaugea la situation et s'adressant à un des matelots:
- Nicolas, tu vas surveiller le chargement et tu dormiras cette nuit dans le bateau. Nous reviendrons demain lorsque le temps sera tout à fait calmé. Nous tirerons la cochère de la roselière et la ramènerons au port.
Et s'adressant aux passagers:
- Nous allons gagner Nernier à pied. Ce n'est pas loin, un peu plus d'un quart de lieue. Prenez tout ce que vous pourrez.
La femme rassurée, tangua vers ses ballots. Elle les jeta un à un dans les bras du matelot qui les portait à la rive. Elle souleva ses jupes, y déposa ses sabots et sauta dans l'eau. Les cailloux lui labouraient les pieds mais elle avança sans se plaindre, se frayant un chemin dans les roseaux. Elle les écartait de sa main libre, veillant à ne pas se blesser aux bords de leurs feuilles tranchantes. Ils se refermaient derrière elle avec un bruit étrange. Ses cuisses nues poussaient l'eau avec bonne humeur.
Elle fut bientôt à pied sec sur une petite grève surplombée de noisetiers et de prunelliers. Dans ce fouillis de branchages et de roseaux, elle ne savait où passer.
- Monte tout droit, la Rosine! Accroche-toi aux branches.
Elle remit ses sabots, retroussant à nouveau ses jupes, elle s'introduisit dans la verdure. Elle glissait sur la terre argileuse mouillée par l'orage mais se tirant de branches en branches, elle finit par émerger à l'air libre au bord d'un champ de blé.

Yvoire. Source : http://www.flickr.com/photos/jeanrachez/2337054017/in/pool-20239347@N00

250. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 4/6.

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La ronde infernale du temps paraissait hésiter. Les secondes, les minutes épargnaient le bateau en détresse. […] Des trombes d'eau s'abattirent sur le lac, éteignant les éclairs, étouffant le tonnerre, domptant les vagues. La pluie fouettait les visages et les yeux, hérissait la surface de l'eau. L'obscurité s'épaissit plus encore.
Nul ne savait où le vent les poussait. Le batelier cessant de chanter scrutait les flots. On ne voyait pas à plus de cent mètres. Il cria:
- Monsieur, veuillez vous poster à l'avant. On approche de la côte. Matelots parez aux manœuvres.
Le vieillard était parvenu à se mettre debout. Il accompagna Alphonse:
- J'ai fait la pêche autrefois. Je connais les fonds. Mais les yeux me manquent.
Il ajouta en levant un regard fatigué: - Dites-moi donc ce que vous voyez.
Presque aussitôt, Alphonse repéra une ombre sous les marbrures des vagues.
- A droite, un rocher!
- A quelle profondeur? s'écria le vieillard
- Environ trois brasses!
- Quelle forme?
-Allongée!
- Si vous en voyez d'autres, c'est qu'on se dirige vers la Pointe.
- J'en vois d'autres, plus petits, en chapelet.
- C'est la pointe de Messery ! Batelier, vire à gauche, hurla le vieillard de toutes les forces qui lui restaient.
- Matelots, à l'aviron droit, cria le capitaine.

251. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 5/6.

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Les bacounis souquèrent avec une énergie multipliée par la peur. Le batelier accentua le virage de sa gouverne. Il était temps. Les rochers affleuraient l'eau comme les crêtes d'un monstre. Ils passèrent à quelques pieds de la cochère. Leur bouillonnement chuinta le long de la coque.
La côte était maintenant visible. Le bateau prêtait à nouveau le flanc aux vagues. Le vent avait légèrement faibli et les creux se tassaient sous la pluie.
- Essayons de regagner le large. Tous aux avirons!
Quel spectacle étrange, cette grande barque, nez au vent, comme une arche de Noé, nef de l'humanité en détresse! D'un côté Alphonse et l'enfant, de l'autre le vieillard et la femme secondant les bacounis. Le batelier tenant la barre à deux mains.
La cochère insensiblement se dirigeait vers Nernier. L'équipage souquait à perdre haleine. Mais elle dérivait. On voyait se rapprocher les noisetiers et les aulnes de la berge. Les cailloux du fond menaçaient la coque. Le naufrage semblait désormais inévitable.
Le batelier, la rage au cœur, se préparait à entendre le choc qui allait démantibuler son vieux navire, lorsqu'il songea aux roseaux qui poussaient drus non loin de là. Par quelques coups de barre adroits, il parvint in extremis à projeter la cochère dans leur épaisseur.
On entendit le crissement des joncs sur le bois. […] Le dernier choc de la quille sur le fond s'en trouva amorti. C'était comme si la cochère épuisée s'asseyait un peu brutalement dans un fauteuil secourable.
Le bateau avait cessé de craquer, la chèvre et les poules s'étaient tues, laissant la place à un étrange silence. Les passagers et l'équipage n'entendaient plus que la chanson des roseaux dans le vent.
Ils ne comprirent pas aussitôt qu'ils étaient sauvés. Mais lorsqu'ils virent sur leur tête le ciel s'éclaircir, lorsqu'ils comprirent que la vie ne les avait pas abandonnés, les larmes leur montèrent t aux yeux.
La femme tomba à genoux et s'écria:
- Merci, mon Dieu!
Les hommes s'étreignirent et le vieillard prit l'enfant par la main.

249. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 3/6.


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Le lac se creusait davantage. Maintenant d'énormes lames jetaient dans la cochère des paquets d'écume. Elles frappaient les dos, inondaient les payots, mouillaient les poules et la chèvre. Plus le bateau se remplissait d'eau, plus il s'enfonçait, et plus les crêtes des vagues le rattrapaient. Sans s'inquiéter du ciel qui explosait au-dessus de sa tête, Alphonse se saisit d'un seau et commença à écoper. Il se démenait, se baissait, se relevait avec frénésie.
Dans le fracas de l'orage et du lac en délire, il entendit une voix vive et haut perchée :
- J'vas vous y aider!
- Non, pas toi, gamin! Reste au fond, hurla le batelier.
Mais l'enfant n'écouta pas. Se saisissant d'un autre seau, il écopa à son tour. Il palliait sa faiblesse par la rapidité. Il courait de la cale au bord comme un feu follet.
Les déflagrations électriques, les hurlements du vent à leur apogée, enveloppaient la cochère et ses occupants de malédiction. […] L'éclair suivant tarda à éclabousser la surface défoncée de l'eau. Le vieillard tourna sa carcasse épuisée. La femme apeurée sortit la tête de ses mains. La chèvre prostrée au fond du bateau souleva une paupière.

248. Martine de Rosny-Farge : "Orage sur le Léman". 2/6.


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Les bêlements affolés de la chèvre couvraient le bruit du vent et le chuintement des vagues. L'animal battait vainement des pattes pour ~e redresser. Elle valdinguait d'un bout à l'autre du bateau, yeux exorbités. Stoppée dans sa ronde folle par un ballot de tissu, la pauvre bête parvint à se relever. Elle lança le museau de côté pour chercher du secours, bondit sur des sacs et s'apprêta à sauter dans l'eau. La femme la renvoya d'un coup sec au fond du bateau, l'accrocha à un taquet d'où elle se remit à bêler de plus belle.
L'équipage soucieux écoutait la coque du bateau. Elle faisait entendre des craquements inhabituels. Les vagues se succédaient, de plus en plus creusées. La cochère se déhanchait sous les coups de butoirs. Il fallait au plus vite échapper aux chocs furieux qui ébranlaient son flanc.
- Courage! Souquez! ordonnait le batelier.
Alphonse s'assit à côté du bacouni au vent et tira sur la rame en cadence :
- Ohé ! Oh !
[…] A force de résistance et de persévérance, les hommes reprirent l'initiative sur les éléments déchaînés. La cochère en folie parvint enfin à se redresser. Le capitaine à petits coups de barre, la positionna dos au vent.
Désormais le vent les poussait. La cochère filait sur les vagues en direction de la Savoie. Mais l'orage redoublait de puissance. Les éclairs se succédaient. Le tonnerre claquait sans interruption. Ils formaient sur la surface, une proie pour la foudre.
- Allongez-vous au fond! Ecartez-vous du mât, cria le capitaine.
La tête dans les mains, les passagers ressentaient chaque lueur, chaque éclat comme la dernière seconde qui leur restait à vivre.