10.30.2008

282. Guy de Pourtalès. 3.


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Le globe rouge de la lune s'élevait lentement sur l'antique paysage de La Pêche miraculeuse: le lac, le Môle pointu, la ville lointaine, la barque d'un pêcheur qui va noyer ses nasses. Existe-t-il toujours ce Christ qui marchait sur les eaux en tendant la main vers celui qui déjà s'enfonce vers l'abîme? Non, le temps des miracles est passé. C'est sur la terre que marche l'homme d'aujourd'hui, sur cette terre mêlée à un ciel de moins en moins mystérieux et qui est pourtant le ciel pour d'autres terres […]. Un grand calme emplissait Paul de se sentir si infiniment petit, de n'être qu'un atome confondu à l'espace. Il l'avait pressenti plusieurs fois déjà, cet apaisement, ce rattachement à l'ensemble dès choses. Voici les joncs, la grève, le bois de pin. ce minuscule pays peuplé de disparus. Quelque chose vit et palpite dans cet univers loyal et ordonné. Mon vrai moi, c'est le monde; mon vrai moi est dans cet arbre, dans ce lac, dans chacune de mes actes, dans chacune de mes pensées. Il n'existe rien où je ne sois pas ! ("Marins d'eau douce" p. 417.)

281. Guy de Pourtalès. 2.

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Le vent était triste. Déjà quelques flocons de neige voltigeaient, hésitants. Ils traversèrent la voie du chemin de fer. La neige commença de tomber plus serrée et le sol blanchissait partout. Le port était rempli de plongeons et de poules d'eau venus se mettre à l'abri du môle et des rochers. Ils nageaient en formation militaire. […] Une famille de cygnes les observait de loin, avec dédain, ainsi qu'un vaste congrès de mouettes, cent petits ventres blancs plantés sur des pattes roses rangés au long de la balustrade du débarcadère comme des porcelaines de Copenhague.[…] Ils s'enlacèrent étroitement au fond du bateau. Des éclairs allumèrent de nouveau le ciel, comme un lointain feu d'artifice et le tonnerre roula sourdement à distance, dans un autre monde. Le bateau dérivait, ils ne savaient où, poussé par un coup de vent qui frisait l'eau méchante. En levant la tête, Paul aperçut, déjà fort loin, le feu rouge du port. Il vit briller sous le falot tremblotant accroché au bordage des yeux pleins d'une vie étrangère qui interrogeaient la sienne, semblaient s'élancer à sa rencontre. Et cette fois il la prit tout entière avec une sorte d'épouvante délicieuse. Le tonnerre gronda plus fort, mais ils n'entendaient rien, ne redoutaient rien. Ils étaient perdus en eux-mêmes. Ils étaient comme deux vagues qui se heurtent pour se fondre en une oscillation uniforme. Ils avaient l'air de se battre, de se dévorer l'un l'autre, mais une espérance les emportait ensemble au fond des ténèbres. ("Marins d'eau douce" p. 247.)

280. Guy de Pourtalès. 1.

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1. Il ne restait à naviguer que les barques aux voiles latines, qui descendaient toutes chargées vers Genève, ou remontaient à vide vers le Haut Lac. Je les regardais s'effacer dans la brume, et il m'arrivai: de me complaire à remuer mon petit passé d'enfant, de rappeler certains jours, certains faits, certaines heures, comme s'ils eussent été plus importants que d'autres, plus rares et plus délectables. J'aimais à m'isoler sur la grève, maintenant déserte, pour explorer et dénombrer ces événements intimes, d'ailleurs sans liens apparents: les noires nuits d'été avec le cri des chouettes; les deux chers vieux visages des grands-parents ; l'angélus sonnant dans le crépuscule, la sonate en la bémol; notre navigation nocturne au large de Lutry ; les solitudes d'Yvoire; les yeux tendres de Mlle Georgine et, au-delà de tous ces souvenirs, mêlé à eux, éclairé par eux comme s'il était leur couleur essentielle, leur climat même: le lac, tantôt immobile et calme avec ses pierres qu'on voit au travers, ses herbes, ses poissons; tantôt boursouflé par les vagues, ennemi, noir et chargé d'une puissance miraculeuse. ("Marins d'eau douce", page 87)
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http://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_de_Pourtal%C3%A8s

279. Charles-Ferdinand Ramuz. 4.

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4. Je retourne au lac. . . .
On y est en moins de cinq minutes, et il arrive étrangement Tout le long de la rive, de gros blocs de granit affleurent et on ne les devine qu'aux remous qui se forment à leur extrémité, quand les vagues arrivent. C'est un peu un verre d'eau, ce petit lac, qu'il soit tellement remué, et jusque dans ses fonds et ses dessous, par ces roues mollement battantes dont le bruit se distingue à peine et meurt peu à peu, tout là-bas. On a un peu honte pour lui. On pense aux grandes mers, à l'agitation des vastes Atlantiques, même à ce cours puissant de certains fleuves africains; et ici, c'est si mort, si étroit, si mesuré.
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C'est un pays sans eau. Le village est sur une crête, avec une pente qui descend au lac, et l'autre s'en va, vers Douvaine. Ils n'ont que des puits.
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Ils disent septante et nonante, mais ils ne disent pas huitante. C'est une nuance d'avec chez nous, et elle est amusante. Et amusant aussi le mot de Céline, à qui je demande ces renseignements et qui me répond : « C'est que septante, c'est joli, tandis que huitante, c'est laid ».
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Il y a des labours qui fument et quatre bœufs blancs tirent la charrue et l'homme à côté, tenant l'aiguillon […] à part quoi, presque personne. Des petites filles, assises toutes seules au milieu d'un pré. qui font des bouquets. Je pense à nos campagnes vaudoises, si populaires. si animées. Auprès, ici, c'est l'abandon. Et l'abandon est aussi sur les maisons qu'on rencontre, trop petites, sans écuries, un peu des maisons de banlieue.
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Cette barque est comme abandonnée, ce noir et blanc sur ce bleu foncé, le violet du sable et le jaune des buis, cette solitude et puis ce silence: tout cela ensemble prend pour le cœur un air de mystère et d'exception qui le serre soudain. C'est ainsi que le lac a une si grande variété d'aspects; mais ici, au lieu d'inviter au repos et à la contemplation comme ailleurs, il agite d'une secousse: il donne envie de fuir, au lieu de s'attarder.
(Un coin de Savoie)

278. Charles-Ferdinand Ramuz. 3.

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3. C'était sur la terrasse, ce jour-là,
parce qu'on y était mieux
qu'à l'intérieur, par la chaleur qu'il faisait; c'était derrière les lauriers-roses; lui, entre deux de ces lauriers, l'un à fleurs blanches, l'autre à fleurs roses, vous montrait, de son bras tendu, la dent d'Oche qui est une montagne de chez nous. Au milieu de la chaîne, bordant la rive sud du lac. C'est la plus haute des sommités, avec une forte tête rocheuse qui domine toutes les autres. Joël montrait la dent d'Oche. On a vu la dent d'Oche fumer. Une bonne et brave montagne de chez nous, que Joël montrait ainsi à la petite : « C'est un volcan ». On voyait la dent d'Oche qui fumait: « C'est des îles qui sont des montagnes dont le fin bout seulement sort de la mer; elles fument le jour et la nuit elles sont rouges ». ("L'amour du monde", page 42)
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Ce n'est pas tout à fait la vraie Savoie, c'est celle du bord du lac, et non du grand mais du petit: de Nyon, on le traverse en un quart d'heure, vingt minutes; et c'est Nernier ou c'est Yvoire, et il faut s'enfoncer un peu dans le pays. Point de montagnes, sinon beaucoup plus en arrière, la chaîne des Voirons, bleuissante déjà, et à l'autre horizon, la chaîne du Jura. C'est vallonneux et nu, avec une herbe rare, c'est pierreux, buissonneux; et c'est encore un peu « chez nous », mais avec autre chose; c'est la France, mais en même temps c'est la Zone; alors, ce petit lac, nous le franchissons trop difficilement; trop difficilement, nous autres Vaudois, nous consentons à aller voir, tout près de nous, ce qui se passe. ("Un coin de Savoie", p. 205.)

277. Charles-Ferdinand Ramuz. 2.

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2. Maintenant, c'est l'eau que nous avons épousée.
Et, subissant les vents, nous sommes perdus au large, heureux de n'avoir point à dérouler l'ancre, heureux d'errer, parce que rien n'est doux pour l'homme comme la jalouse rivalité des flots Quand, laissant nos yeux fixés sur le rivage qui s'éloigne, nous nous sentons tristes de ce que nous y laissons et de la solitude qui se fait autour de nous, il suffit que nous nous tournions vers la proue, et là, considérant l'étrave fendre le flot qui se referme, sans garder trace de notre passage, nous nous sentions aussitôt libérés de nos regrets. Nous n'entendrons même plus sonner les heures de la terre, car nous sommes sur l'eau où il n'y a plus de temps. Nous ne parlons pas. La bise souffle par rafales. Le bateau penche, l’eau sombre a des reflets violets. Des lampes s’allument dans les villages, comme au ciel, et nous ne savons plus où commence la terre, et nous ne savons plus où il finit, ce ciel, comme si, s’étant abaissé, et que nous fussions voyageant, de concert avec les nuages, vers cette Vénus qui exhorte aux longues navigations. (Guilbert Guisan, in "Ramuz", page 90)

276. Charles-Ferdinand Ramuz. 1.

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1. Mon pays se tient devant moi,
qui descend du nord vers le sud,
par une pente presque uniforme ; mon pays se tient devant moi, qui est assis devant son lac. Il est assis devant son lac, comme l'enfant devant un livre d'images et accoudé, la tête dans ses mains, il regarde, sur la page lisse, les beaux dessins qu'y font les reflets d'un ciel chargé de nuages ou plus sombre encore de son seul azur. On voit sur l’eau des taches d'huile, elle est un dallage ou un tout, elle est d'écailles, elle est de zinc, elle est bleue, elle est rose.
Ô pays penché en avant, où cherche-t-on ta raison d'être ? Notre œil, pour la trouver, n'a qu'à se laisser aller à ta pente, au bas de quoi ce miroir étincelle ou bien il est mat comme de l'étain. Pourquoi ceux d'avant nous n'ont-ils voulu voir que la barrière de tes montagnes ? Pourquoi n'ont-ils jamais été que des grimpeurs? Quand tout ce qui les entourait ne songeait qu'à descendre, pourquoi eux ne songeaient-ils qu'à monter ? […] L'Alpe était devenue leur centre; nous la mettons à l'horizon: nous mettons au milieu ce qui est au milieu. (« Raison d'être », page 59.)

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