3.04.2007

32. Anna de Noailles : "Plainte"

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PLAINTE

Mets les mains sur mon front où tout l’humain orage
Lutte comme un oiseau,
Et perpétue ainsi qu’au creux des coquillages
Le tumulte des eaux.

Ferme mes yeux afin qu’ils soient clos et tranquilles
Comme au fond du sommeil,
Et qu’ils ne sachent plus quand passent sur la ville
La lune et le soleil.

Parle-moi de la mort, du songe qu’on y mène,
De l’éternel loisir,
Où l’on ne sait plus rien de l’amour, de la haine,
Ni du triste plaisir ;

Reste, voici la nuit, et dans l’ombre croissante
Je sens roder la peur ;
Ah ! laisse que mon âme amère et bondissante
Déferle sur ton cœur...
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Anna de Noailles, "Le Cœur innombrable", poèmes, Calmann-Lévy, 1901

31. Dostoïevski : "Genève".

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Le séjour au bord du Léman correspond à l'une des plus sombres années de sa vie. L'exil lui pèse, l'oeuvre en chantier n'avance guère. Il connaît la pauvreté, devenue misère lorsqu'il perd tout au casino de Saxons-les-Bains. La petite fille née à Genève y meurt au bout de quelques mois ...
Amertume et misère de l'exil. Genève est située sur le lac de Genève. Le lac est étonnant, les rives sont pittoresques, mais Genève elle-même est le sommet de l'ennui. C'est une antique cité protestante, ce qui n'empêche pas les poivrots de pulluler. [...] Cette ville est une horreur ! Une vraie Cayenne ! Vents et ouragans des journées entières, et les jours ordinaires, trois ou quatre brusques changements de temps. Vous voyez comme cela peut convenir à un hémorroïdaliste [sic] et épileptique ! En outre, tout ici est triste, lugubre. Et quels fanfarons suffisants ! Etre si satisfait de tout est l'indice d'une bêtise particulière. Tout ici est mauvais, cher, pourri. Tout le monde est ivre ! Même à Londres il n'y a pas tant d'ivrognes et de braillards ! Et ici, ne s'agirait-il que d'une simple borne, tout doit être regardé comme élégant et majestueux.
- Où se trouve telle rue ?
- Voyez, monsieur, vous irez tout droit et quand vous passerez près de cette majestueuse et élégante fontaine...
- Il s'agit d'une quelconque laideur rococo du plus mauvais goût. [...]

in, Le Voyage en Suisse. C. Reichler et R. Ruffieux. Coll. Bouquins, chez R. Laffont

30. Charles-Albert Cingria : "J'ai envie de parler d'Ouchy ".

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J'ai envie de parler d'Ouchy, le patelin où je me trouve. C'est curieux ce que je suis attaché à ce coin-là, surtout l'hiver. Est-ce que j'aime l'hiver? Oui, je suis obligé de vous dire que j'aime l'hiver.J'aime aussi l'été et sa suite, l'automne, prodigieusement. Le printemps ? Absolument pas - à cause de malaises astrologiques-physiques qu'il m'est impossible de vaincre.
Il faut vous dire que je suis né en février et le 10, et que pour les sujets nés à ces degrés ou coins de degrés, c'est à ce moment une mauvaise passe. Il faudrait que je prenne des tisanes ou Dieu sait quoi. J'aime mieux continuer à prendre l'apéritif à votre santé et surtout à la mienne... et attendre. [...]. Eh bien Ouchy est délirant. D'abord parce qu'il n'y a personne ou presque personne, sauf quelques cygnes et un lord que j'ai pris d'abord pour tel, mais qui s'est avéré par la suite n'être que la suite d'un lord - j'entends un lord véritable - dont il était le conseiller et le domestique, ce qui n'est pas peu. Et très original au surplus - original au sens où l'on dit que tous les Anglais sont originaux; malheureusement assez peu cultivé et s'exprimant d'une façon incompréhensible. [...]
Qu'y a-t-il d'autre ? Les cygnes. Ce sont des cygnes qui ont quitté le lac, trouvant commode d'aller vivre dans les magasins ou sur la place où ils restent collés, gelés par le froid, au moment où le trolleybus, qui est une admirable machine bleu ciel bien chauffée à l'intérieur, requiert son réglementaire passage. [...] Charles-Albert Cingria (1943) in "Le Voyage en Suisse". C. Reichler et R. Ruffieux Coll. Bouquins, Robert Laffont