1.09.2008

186. Anecdotes lémaniques

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Déjà nous sommes hors du port, hissons la voile avec deux ris, capelons les cirés et enfilons les bottes. Ça barde immédiatement, les vagues cognent sans répit. Une légère abattée et nous mettons le cap sur Préverenges au petit largue, il est inutile de casser du bois à la première bordée un peu sérieuse. Une heure plus tard nous voici à la côte suisse, en eau plate mais avec de fortes rafales. Le bateau s'en donne à cœur joie, et le barreur et l'équipage.
Le soleil décline sur le Jura, le Léman prend le bleu foncé des soirs de bise. Nous arrivons devant Ouchy (photo), mais il n'est pas question de rentrer au port sur une pareille lancée. A la barre, Maurice joue avec les grains et gagne à tous les coups. D'un seul bord nous filons jusqu'au Dézaley, anticipant sur le prochain challenge du Cercle de la voile. Les volets rouge et blanc des abbayes de la Ville nous rappellent la capitale et indiquent le moment venu de virer de bord.
C'est alors la rentrée grand largue sur Ouchy et nous prenons la bouée à l'instant où le soleil disparaît derrière le Jura. L'équipage est fourbu, mais heureux. Pour une première sortie, c'est dans le mille. On s'en va «sur les bords de la Riviera» repasser les images de la journée. Il en restera une surtout, que nous emprunterons d'ailleurs à Guy de Pourtalès:
Quelqu'un demandera: « Et l'eau d'Evian »? A quoi nous répondrons en grands seigneurs: « Elle servit ce jour-là à rincer la vaisselle ».

185. Anecdotes lémaniques.

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Avril avait bien commencé. Les fleurs sortaient de partout, à Ouchy les terrasses étaient pleines, la circulation avait repris de plus belle. Le bateau était fin prêt, coque ripolinée, vernis étincelant. De l'autre côté du lac, la neige fondait à vue d'œil, c'était le moment de faire la première traversée. On ne pouvait plus attendre. Un beau matin ce fut le branle-bas à bord de Néfertiti. A dix heures départ par calme plat, moteur à demi-régime, cap sur Tourronde. Maurice tient la barre, Claude ajuste le petit chapeau bleu, la chaloupe glisse vers la Savoie embrumée.
Bientôt on distingue les détails de la côte blanche de cerisiers: la Grande-Rive, Torrent, Lugrin, sa grande église. Le port de Tourronde est enfin visible, avec sa digue minuscule, mais correctement dessinée par les Ponts et Chaussées. Le lac est bas, il y ajuste le fond et la place pour s'amarrer près de la passe d'entrée. C'est le moment de déboucher le Crêt-Dessous et d'ouvrir «officiellement» la saison, le verre à la main, sans protocole et en toute amitié.
Le père Joseph, constructeur naval en retraite, nous accueille dans son chantier qui sent les copeaux et la vieille marine. Et l'on refait la France, à défaut du monde. Ma foi, elle ne va pas si mal que ça, notre chère voisine: les bistrots sont ouverts, le boucher nous sert le steak avec amabilité et l'épicière nous serre la main avec cordialité: alors vous voilà revenus, que désirez-vous, Messieurs ? Puis c'est le pique-nique sur la jetée, tout attirail déployé. Le lac a repris l'aspect si cher à Bocion, le soleil fait sentir sa présence et le Dézaley encore brun n'en perd pas un rayon.
Au moment du pousse-café on remarque une ligne verte en face, dans le creux de Saint-Sulpice. Pas possible, le morget à ces heures? La ligne s'épaissit rapidement vers l'est, elle épaissit et avance en même temps. C'est la bise qui arrive, suivie du troupeau de moutons blancs. Aux postes d'appareillage !

184. Anecdotes lémaniques

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2. Quelques photos des barques et du port sont quand même visibles chez l'ancien maire, chez les tantes Irène et Eugénie, tenancières du Café du Centre, et dans les hôtels de la Terrasse et de la Croizette, à chaque extrémité du village. Sur la jetée, le coucher du soleil est splendide. Vous portez le regard du Jura aux Rochers de Naye en trinquant le coup de blanc. Au village l'accueil est aimable et tranquille. Le chat noir dort sur la table du bistrot, le grand-père revenu de Lyon raconte ses souvenirs, Madame Eugénie a refait ses frisons. Vingt dieux ! Que l'hiver était long chez nous aussi, vous savez.
Les primevères garnissent le talus du port, les pêcheurs parent les grands filets, on va du bon côté, comme on dit en face. Meillerie est dans toute sa gloire aux petites heures. Elle s'allume dès que le soleil passe par-dessus les Alpes vaudoises. Le moment est venu de monter sur la terrasse de l'église au-dessus du village endormi. On n'entend que le bruit du ruisseau dans le canal de pierre taillée. Lorsque la porte du sanctuaire n'est pas fermée à clef, vous entrez dans l'une des plus belles églises de la côte de Savoie et vous admirez les vitraux illuminés à cette heure, puisqu'ils sont au levant.
Puis vous prenez la route des Etalins, immense carrière remise en activité il y a quelques années. Observant le paysage à trois cents mètres du Haut-Lac, vous convenez que cette région a du cachet et du caractère, surtout si vous êtes de La Côte! Mais il est temps d'appareiller et de songer aux commentaires à l'intention des amis qui ne connaissent pas l'endroit, découvert déjà par Jean-Jacques Rousseau. Vous tirez alors la conclusion, les absents seront mis en tort et les sceptiques changés en pierre.

183. Anecdotes lémaniques.

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Quand vous faites le tour du Haut-Lac, le bateau vous emmène tout d'abord à Evian, ville d'eau verte et riante. Puis il longe la côte de Savoie, Grande-Rive, Petite-Rive, Torrent, Tourronde défilent sous vos yeux qui admirent les cerisiers en fleurs, les châtaigniers touffus et séculaires, repèrent les hameaux cachés, Véron, Vieille-Eglise, Les Combes, Troubois et Chez-Busset. Vous doutez un instant de ces récits de carrières sauvages, de ruisseaux en cascade, de forêts impénétrables, à propos de Meillerie. Vous n'en doutez pas longtemps. Brusquement le décor devient sombre, le vert clair vire au noir, la montagne vous écrase, plongeant dans l'eau profonde. Seuls quelques rochers émergent des taillis, perchoirs de hérons cendrés magnifiques et circonspects.
Soudain une échancrure, une église, des maisons grises et un débarcadère. Vous êtes à Meillerie.
Le bateau à vapeur n'accoste qu'en juillet et en août car cette escale n'intéresse presque personne, dit-on à la Compagnie. Seuls les capitaines saluent Monsieur le curé d'un coup de sifflet en agitant la casquette, comme ils le font symétriquement en passant devant le Dézaley de la Ville. Ainsi passent les messages entre la vigne et le Seigneur et ainsi demeure l'esprit lémanique. Mais les perles rares se découvrent au printemps. Vous atteignez donc Meillerie dès avril, à la voile ou à moteur.
Du large on entend les ruisseaux dévaler de Mémise, grossis par la fonte de la neige. Les bois sont encore bruns, le port encore désert. L'entrée occidentale du port, l'ancienne sortie naturelle des barques, a été bouchée pour diminuer le clapot. Il s'agit de permettre aux «caravanes flottantes» d'aujourd'hui de passer la nuit aussi tranquillement que dans un parc à voitures. Ainsi gagne-t-on en confort ce que l'on perd en nautisme. L'époque a ses raisons que la navigation ne connaît pas. Tant pis pour André Guex et ses Mémoires du Léman !

in "L'air du temps : Anecdotes Lémaniques", Cabedita editions, 1991.
pour les numéros 183 à 186.

182. Anna de Noailles : un portrait.

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Source : document ville d'Evian