11.09.2008

350. Anna de Noailles par Maurice Barrès

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Madame,

En quittant le rivage où respirèrent Iphigénie et Antigone, quel délice de trouver au front d'une jeune vivante les glaces flexibles et l'étincelle de l'Ionie ! C'est que, jadis, vous avez vécu dans l'Érechthéion avec les jeunes filles qu'on nommait « les porteuses de rosée » On vous entrevoit, dans la procession, qui tenez de vos deux mains le voile d'Athéna ; et les jeunes gens de Platon vous ont appelée : ma sœur.
Quand les Acropoles cessèrent de porter leurs fruits particuliers et redevinrent des rochers stériles auprès de la mer, vous ne vous êtes pas couchée dans le sable des morts avec les figurines d’argile. Vous avez vécu dans Byzance, d'où, votre ancêtre nous apporta le trésor des lettres antiques. Toute la suite des voyageurs ont vu les jeunes Phanariotes chanter, danser et pleurer sous les vergers de la mer Noire. Mais votre nom paternel évoque l'effort des vieilles races pour s'affranchir de la Babel ottomane. Obscurs frissons, fièvres royales, quel beau livre on pourrait écrire avec l'histoire d'une goutte de sang grec ! Hier enfin, vous êtes venue, du Danube comme Ronsard, et de Byzance comme Chénier, nous offrir toute vive, mais attendrie par des siècles d'exil, cette délicatesse grecque dont les archéologues ne nous donnent qu'une idée languissante. Vos poèmes remplissent de plaisir nos débutants et nos maîtres. On s'émerveille du mariage d'un jeune cœur païen avec nos paysages. Un jardin que vous regardez en a plus de parfum et d'éclat ; il devient tel que furent, avant votre migration, j'imagine, les îles de l'Archipel.
Les réminiscences involontaires qui soutiennent votre génie nous aident à comprendre les mystères de l'inspiration, et l'on voit dans votre âme, comme dans une ruche de verre, se composer les lourds rayons dorés. Vous paraissez obéir docilement aux propositions de l'heure : votre fantaisie bondit avec une sûreté joyeuse sur la minute qui passe, ou bien vous cédez à votre inclination comme une herbe qui ploie au bord du chemin, mais vous demeurez toujours une avisée petite-fille d'Ulysse. Quand je lis vos romans, je songe parfois aux ruses des héros grecs. Il semble qu'un divinité champêtre se soit déguisée en Parisienne pour observer, avez un détachement cruel, le petit manège des femmes. [...] Ainsi, Madame, ce n'est pas sans sujet que j'ai désiré inscrire votre jeune gloire sur la première page de ce voyage à Sparte. Elle place sous l'invocation de la poésie un livre qui pourrait parfois sembler irrévérent à l'égard des belles choses. On ne me traitera pas de barbare, si vous me permettez de mettre à vos pieds mon admiration respectueuse.

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349. Anna de Noailles par Charles Maurras

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[…] On ne trouve chez la comtesse de Noailles aucune réminiscence, même confuse, de l'Océan barbare, ni des troubles particuliers à la conscience chrétienne. La demi-grecque oublie la notion du péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les plus anciens d'entre les Anciens. C'est un obscur endroit d'où l'on pense à la vie avec quelque regret et d'où l'on veut savoir les nouvelles de notre monde. Les morts sont consolés, quand un trou creusé dans la terre insinue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle à la cendre un rayon de miel, un filet de lait et de vin. Le poète raffiné du "Cœur innombrable" charge un faune de ses commissions pour le Styx, mais la collation rituelle est augmentée d’un mets nouveau : c'est le don royal d'elle-même, et ce présent fait a des Ombres, qui n'en peuvent goûter - elle le dit - pourra paraître assez méchant :

Dis-leur comme ils sont doux à voir,
Mes cheveux bleus comme des prunes,
Mes pieds pareils à des miroirs
Et mes deux yeux couleur de lune.

Et dis-leur que, dans les soirs lourds,
Couchée au bord des fontaines,
J’eus le désir de leurs amours,
Et j’ai pressé leurs ombres vaines.

[…] Le second recueil de Madame de Noailles, "L'ombre des jours" précise la valeur de ces éléments précieux. Il achève de révéler quel trésor de puissance poétique accumulent certaines natures frémissantes. La sensibilité diffère de l'art ; mais elle est la matière première de l'art. Un certain degré de sensibilité, également distribuée et répartie, peut suppléer à la raison et tenir la place du goût. Or, l'excès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue abuse méthodiquement. La jeune femme ne se complaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante. Sa frénésie de sentiment, toujours consciente et voulue, la dévoile, l'écorche même, afin de la faire apparaître plus nue. Le poète se soucie donc de moins en moins de forger des représentations cohérentes, des images suivies, mais dans la négligence se font les rencontres heureuses :

J’entendrai s’apprêter dans les jardins du temps,
Les flèches de soleil, de désir, d’envie
Dont l'été blessera mon cœur tendre et flottant.


Le poète abandonne semblablement les descriptions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méritoire constance, et ces héros obscurs du jardin potager, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était dévoué le premier volume, sont relégués en un second plan à peine sensible. Ce que l'auteur demande désormais aux arbres, aux buissons, à la nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier son rêve, de lui apporter l'occasion du mouvement passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs du vieux temps qui charmèrent tous les poètes, refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans l'air amoureux de la nuit "l'héliotrope mauve aux senteurs de vanille". A la description se substitue donc une émotion, mais élancée, autant que faire se peut, des régions les plus végétatives et les plus nocturnes de l'âme :

Mon âme si proche du corps !
Mon âme d'ombre et de tourment
Et celle qui veut âprement
Le sang de la tendresse humaine !
O mes âmes désordonnées !

Ces petites âmes diverses, avides, brutales, - un physiologiste dirait - ces petits centres nerveux de systèmes inférieurs, - ces âmes d'impression plus que de réflexion et d'organisation, ces petites volontés toutes sensuelles, sont expressément chargées de tout passionner. Un train qui part, "beau train violent" est invoqué comme le "maître de l'ardente et sourde frénésie".
[…] De grands poètes qui exposent les infortunes des amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'horreur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale. Il n'a point d'autre but que de dire l'amour ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise. Comme le jeune auteur d'Occident tendait à trouver, des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie, dans les caractères particuliers de son imagination, le jeune auteur de La Nouvelle -Espérance cherche à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de femme, conçu, non au repos, où il n'est point lui-même, mais au plus vif, au plus rapide, au plus effréné des mouvements qui mettent le fond bien à nu ; non dans le rêve et dans l’attente, mais à la fleur des heures où brûle le plus haut sa plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier l'éminente curiosité du spectacle.
Cependant, ces efforts de description intérieure participent de la science plus que de l'art. Il me semble que le succès en sera toujours relatif. Si, d'un tableau à un autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment serait-on jamais satisfait de la version de nos états intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie propre dans un monde qui est commun et qui doit l'être ? Quelque concret et sensuel que soit un style, les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles ne feront jamais la réalité : ils ne la refléteront même pas. Aussi n'est-on jamais satisfait, même de l'outrance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par essais graduels, par entraînement méthodique, les phénomènes insensibles ou à peine perçus jusque-là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie maladive s'accentue volontairement et s'accompagne de perversions bizarres - La couleur des mots apparaît et, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se colore et se parfume, l'univers intellectuel commence à revêtir un accent plus aigu, dont le patient commence à souffrir.

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348. Anna de Noailles par François Mauriac


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Cette jeune femme illustre prêta sa voix à toute une jeunesse tourmentée. Sa poésie fut le cri de notre adolescence. Auprès des autres, nous cherchions l'apaisement, la lumière; ou nous leur demandions d'être bercés et endormis. Mais elle attirait à soi les passions qui ne veulent pas guérir. Quelle tentation, pour un jeune cœur, que de découvrir Dieu au-delà de l'assouvissement !
Admirée, adorée, chargée et comme accablée de tous les dons humains, elle nous précédait de dix années dans la vie, pour que nous fussions avertis que posséder tout, c'est ne rien avoir, et qu'il ne sert à rien de gagner l'univers. L'univers, elle l'avait capté dans ses poèmes où Venise, Sorrente, la Sicile nous semblaient plus chaudes et plus odorantes que dans le réel. Mais de tous les jardins du monde, elle rapportait les seules herbes nécessaires pour composer le philtre qu'Iseult partage avec Tristan et elle nous le faisait boire. Elle n'a jamais distingué l'amour de la mort. Son exigence débordait infiniment l'amour humain. […] Durant toute une vie, aura-t-elle contemplé la mort en vain ? A cet esprit, l'un des plus avides que nous ayons connus, la mort ne révéla rien de ce que dissimulent ses ténèbres. Penchée depuis l'enfance sur ce gouffre d'éternelle clarté, Madame de Noailles a toujours donné son cœur et son consentement à la nuit. [...] "Il faut d'abord avoir soif", ce mot de Catherine de Sienne que Madame de Noailles inscrivit en exergue du Poème de l'amour, ce mot l'aurait sans doute éclairée, si elle l'eût ainsi compris : "Soif de ce silence où Dieu nous parle". Peut-être alors eût-elle entendu la parole intérieure qui fut adressée à Catherine de Sienne : "Tu es celle qui n'est pas !". C'était le mot de l'énigme, et Madame de Noailles ne l'a pas trouvé. Elle est demeurée inguérissablement elle-même, aveuglée par sa propre lumière. […] C’est une dangereuse épreuve que l'excès de bonheur. Les anciens n'avaient pas tort de redouter une chance trop constante ; la créature comblée finit toujours par être accablée.Il est des êtres sur qui le bonheur humain s'acharne, comme s'il était le malheur, et, en vérité, il est le malheur. Ce grand poète qui vient de s'endormir, nous l'avons vu dans l'éclat de sa jeune gloire. D'autres femmes étaient belles, mais elle seule possédait cette beauté que le génie transfigure. Princesse dès le berceau, elle reçut, au jour de ses noces, un des plus grands noms de France, et des plus glorieux; mais à peine l'eut-elle porté, que l'éclat de son génie obscurcit les fastes de cette famille illustre; et désormais le nom de Noailles n'évoquera plus le vainqueur de Cérisoles, ni cet archevêque de Paris, ami secret des jansénistes et pour qui Racine écrivit l'histoire de Port-Poyal, ni trois maréchaux de France, mais une jeune Minerve revenue de toute sagesse, docile au seul vertige, et qui, comme l’Euphorion de Goethe, s'élance à corps perdu « dans un espace plein de douleurs »
Qu'elle était heureuse, cette désespérée ! Son génie jouissait de lui-même, à chaque instant de sa vie ; et non pas seulement lorsque, poète, elle cédait, dans le secret, à ses sublimes inspirations; car elle régnait aussi par la parole. Dans ces beaux jours de notre jeunesse, dès qu’elle apparaissait, nous nous pressions autour d'elle toujours accablée, mais dont l'épuisement même entretenait l'ivresse. Elle faisait rire aux larmes des adolescents que ses poèmes enivraient de tristesse, le soir, dans leur chambre solitaire. Furieuse et joyeuse abeille, elle fonçait soudain sur ses victimes, car elle voyait le ridicule des gens, selon le mot de Saint-Simon, « avec cette vérité qui assomme ». [...] Tant qu'une seule chose nous manque, nous espérons l'atteindre et le désespoir reste impossible. Mais rien ne manquait à cette reine de notre jeunesse; et elle obtint donc, par surcroît, le désespoir si nécessaire aux poètes. Il faut tout avoir, pour ne tenir compte de rien, tout posséder, pour avoir le droit de tout mépriser. Il n'y a pas de détachement possible sans possession, car comment nous détacher de ce que nous n'avons pas ?
[...] C'était l'époque où . . . un jeune insolent disait devant moi à Madame de Noailles : « On ne fait plus de vers, aujourd'hui, madame !», l'époque enfin où, dans la lignée de Mallarmé, se manifestait un poète attentif à la valeur et au poids de chaque mot, ennemi de toute facilité. Dans les premiers jours après l'Armistice, je me vois encore, chez le libraire Floury, lisant d'un trait la Jeune Parque de ce Paul Valéry […] aux antipodes du "Cœur Innombrable" et des "Eblouissements" . Mais il y a, chez les Muses, beaucoup de demeures ; et dans ce temps où je me sentais proche encore de mes belles années, bourdonnantes de tous les poètes, les dieux nouveaux n’empiétaient pas sur mes anciennes adorations. Aucun de nous qui ne soit demeuré fidèle à celle dont la poésie fut la voix même de notre jeune passion. Peut-être aurions-nous dû le lui redire; mais nous ne pensions pas que cette. immortelle eût besoin d'être rassurée.

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347. Anna de Noailles par Jean Cocteau


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Rien ne prouvera donc aux intellectuels que la comtesse Anna de Noailles soit un très grand poète, car la toute mystérieuse sexualité dont je parle n'est pas le fait d'un milieu qui confond avec du brio ce qui brille et pour lequel un certain ennui semble être le signe de sérieux et le privilège de chef-d'œuvre. Après une gloire que peu de personnes vivantes connurent, la comtesse de Noailles tomba brutalement dans la fosse commune où la gloire, qui est femme, abandonne les cendres de ceux qui ont trop voulu se faire aimer d'elle. […] Pauvre et merveilleuse Anna, elle ferait sans doute fort étonnée d'apprendre la révision de son procès entreprise par un poète dont les incartades lui paraissaient néfastes et, en outre, que cet anarchiste incorrigible occuperait un jour le fauteuil illustré par elle et par Mme Colette à l'Académie royale de Belgique.
[…] Un soir de novembre 1918, j'entendis Joseph Reinach dire à la comtesse : « Il existe en France trois miracles : Jeanne d'Arc, la Marne et vous ». Moréas la surnommait l'abeille de l'Hymette. Quelle jeune femme ne s'enfiévrerait de tels éloges ! Roumaine par les Brancovan, grecque par les Musurus, portant un des noms les plus représentatifs de l'aristocratie française, sanctifiée déjà, petite-fille, au bord du lac de Genève par l'extase d'une mère, pianiste virtuose, la comtesse se laissa glisser sur la pente où j'eusse continué de glisser moi-même si je ne m'étais aperçu à temps que ma glissade était une chute vertigineuse. Cette chute se termine fort mal pour ceux qui refusent la porte étroite et se laissent pousser par les flatteurs. [...] La comtesse adorait cette éloquence à laquelle Verlaine conseille de tordre le cou. Il arrivait à l'oraculeuse sibylle de tomber dans le bavardage et je l'ai vue, à table, boire de la main droite et agiter la main gauche afin que les convives ne lui enlèvent pas le crachoir. […] La comtesse se bouchait les oreilles à ce qui n'était pas fanfare. Comme les charmantes rainettes, dont elle avait les mains étoilées, la taille fine et la gorge palpitante, elle ne résistait pas au rouge. […] Le prodige de la comtesse qui faisait Léon-Paul Fargue s'écrier : « La mâtine ! Elle a encore tiré dans le mille ! », C’est lorsque, sans directives et sans contrôle, l'expiration, prise pour inspiration elle se mettait à vaincre des couches de matières mortes, à jaillir comme la flèche du Zen, seule consciente du but. Elle estimait qu'en tirant à l'aveuglette, il y a des chances pour que quelques balles atteignent la cible. On regrette que ces balles chanceuses soient des balles perdues, et que pour sauver certaines strophes il faille en abandonner d'autres. Sans doute se référait-elle à l'exemple torrentiel d’Hugo. C'est alors qu'il ne s'agissait plus de fleurs qui rêvent de finir dans des vases, ni de ce délire que la comtesse confondait avec le sublime. Brusquement, sa foudre invente de surprenantes audaces, sa flèche quitte l'arc, traverse des désordres, frôle la catastrophe et se plante dans la pomme, sur la tète du fils Tell.

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346. Anna de Noailles par Edouard Herriot

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Elle fut, elle-même, un éblouissement suivent le titre qu’elle a donné à l'un de ses recueils. Nul être n'a jamais possédé plus largement le don de l'image, la maîtrise du verbe. [...] Son génie poétique a capté toutes les beautés du monde : la douceur argenté des matins, la splendeur de midi doré par son grand ami le soleil, la tendresse mélancolique des soirs. Mieux que nos plus illustres lyriques, Anna de Noailles sait exalter le moindre détail de la nature : la haie d’églantiers, les baies violettes du prunellier sauvage, le corail d'une épine vinette, un archipel de coquelicots écarlates, l'élan d'un roitelet. Elle a été le chantre du verger, du jardin débordant de germes et de sèves, unie de tout son amour aux créations les plus humbles. Et quand elle avait cessé d'écrire, lorsque, muets d’adoration nous écoutions sa parole se répandre, c'était non pas même de l’éloquence mais une musique, la phrase ingénument raffinée de Mozart ou, plus simplement, le chant éperdu d’un oiseau. […] Mais, pour que son esprit s’apaise, s’il ne se fixe, il lui faut autour de ce Paris qui l’a vue naître, la France, sa patrie décisive, son meilleur amour. Il lui faut le paradis d'Amphion et son allée de platanes, son toit incliné, son lac, sa tourelle enlacée de troènes. Il lui faut la Savoie, ses châtaigniers et ses automnes de cristal. Il lui faut l'Ile de France, le pays de Sylvie. C'est à ces horizons que se culture la rattache ; elle en discerne tous les secrets, la grâce courtoise, l'harmonie mesurée, les nuances. « Mon Ile de France », écrit-elle, et, pour l'y entourer, pour lui faire compagnie, elle évoque auprès d'elle, sans exclusion, tout ce qui fait la gloire de notre pays, de La Fontaine à Rousseau, de l'ancien Régime aux grandes révolutionnaires.
[...] La chère Anna de Noailles demeure pour nous le poète éclatant de la vie, de la vie dans toutes ses richesses, de la vie qui cherche partout un motif d'admirer. Marcel Proust qui a suivi sa carrière avec un enthousiasme passionné, qui voyait dans chacun de ses œuvres une branche toujours plus haute d’un même arbre, a loué cette universalité de son talent, Rien d'humain ne lui fut étranger. Sa bonté se traduit en pitié pour les faibles, pour les malheureux, et, à l'occasion, pour les coupables. Elle a connu la joie, les larmes, les sanglots, et suivant ses propres termes, "l'honneur de souffrir". Elle a aimé les héros. Courageuse, elle s'est montrée fidèle aux plus dangereuses amitiés. A tout moment, elle fut hantée par l'effroi de ne plus vivre. En ses derniers jours, elle dicte encore des poèmes. Elle s'est cabrée contre la mort. Je l'en loue pour ma part, la résignation est non pas une vertu mais un vice, une paresse, une lâcheté.

Edouard Herriot, de l'Académie française, janvier 1952

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345. Anna de Noailles par Emmanuel Berl

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Quand je l'ai connue, en effet, j'avais 17 ans et elle 35. Mais les années de gloire comptent double; la sienne était née avec l’exposition universelle, contemporaine du pont Alexandre III. 0n m'avait enseigné qu'elle était un poète de génie en même temps qu'on me l'enseignait de Vigny et de Lamartine. Elle concevait et me faisait imaginer la gloire comme un voile doré, pareil aux voiles blancs des premières communiantes et des mariées. L'éclat de ses yeux violets, de ses cheveux noir-corbeau, de son visage clair, de ses dents resplendissantes, je ne l'apercevais qu'à travers cette mousseline diaprée.
[...] Paris était encore assez petit et assez structuré pour qu'on puisse y être consacré, du jour au lendemain, grand poète, par un nombre assez restreint de personnes, mais qui suffisait. C'avait été le cas de Byron cent ans plus tôt, ç'avait été, avec « Le cœur innombrable » celui d'Anna de Noailles. Un tel phénomène serait impossible aujourd'hui où les moyens de diffusion, écrasants, ramènent à un commun dénominateur de notoriété les poétesses et les speakerines.
Mais la gloire effrayait davantage quand elle gardait son caractère initiatique : je n'aurais sans doute pas osé voir, entendre Mme de Noailles, m'asseoir au pied de ce lit dont elle faisait le trépied de la Pythie, si je n'avais dû ce privilège immérité à mon cousin Henri Franck, ou, plus exactement, à sa mémoire. Mme de Noailles l'avait beaucoup aimé, beaucoup pleuré : elle mesurait la tendresse sans limite et l'admiration éperdue que j'avais pour lui […]
Elle a dit son souci - constant - de plaire aux morts. Elle n'aurait certainement pas fait pour moi, si mon cousin avait vécu, ce qu'elle fit par révolte contre l'injuste frustration dont il lui paraissait victime. Je suis, après plus de cinquante années, confus qu'elle ait poussé envers moi la bonté jusqu'à vouloir que je l'accompagne à Munich entendre Wagner, à permettre que je la rejoigne à Lausanne, et même, à venir me chercher à Evian, pour m'emmener chez elle, à Amphion. Cette bienveillance m'inspire moins de gratitude encore que d'admiration pour sa générosité et pour sa piété.
[…] Je pense qu'elle croyait sincèrement n'avoir pas le droit de se taire. Il lui semblait qu'à travers elle passait quelque chose qu'elle avait à transmettre, non pas à contrôler, qu'elle ne pouvait retenir sans péché. Au début, quand je me figurais encore, avec une étrange naïveté, qu'il fallait répondre, si elle me questionnait, j'ai essayé de lui faire lire Fénelon, de lui rapporter qu'il disait d'une de ses pénitentes : « Comment voulez-vous que Dieu me parle, quand vous faites tant de bruit ? » Elle n'en croyait rien. Je me rappelle qu'à la mort de son ami Henri Gans, elle me montrait la chaise longue, posée entre son lit et sa fenêtre, et me disait : « Il venait là, il était fatigué, il s'étendait, il s'endormait. Et moi, je me taisais », comme si elle avait sacrifié, par un excès de tendresse, quelque chose d'analogue à la vertu, à la pudeur. Pourtant, elle disait aussi : « Dès que je me tais, les vers me viennent». De fait, son écriture de patineuse nouait ce que dénouaient ses discours. Mais elle qui eût trouvé scandaleux qu'on l'interrompe, trouvait tout simple qu'on interrompe son travail, préférant aux vers les plus beaux le jaillissement qui les produit. […]
Elle parlait pieusement de ses ancêtres grecs et à un juif, elle disait : « nos deux races antiques ». De la France, avec qui elle avait cru sceller un second mariage en épousant Mathieu de Noailles et, avec lui, les paysages nobles que son nom rassemble.[…] Sa piété n'apparaissait pas toujours sous les surcharges de brocarts et de brocards. « Ne prenez donc pas l'air infatué de la femme de ménage qui fait un extra dans une grande maison », lançait-elle soudain à une de ses amies qui venait de. faire un mariage riche. Et aussi, parce que Mme de Noailles était comtesse, et sa mère princesse, que son visage était charmant, qu'elle semblait et était, réellement, comblée. A Amphion, quand, le poing sous le menton, elle écoutait, immobile, Mme de Brancovan jouer Chopin, quand elle se posait, sur sa chaise longue, au jardin, comme une mouette noire, contemplait le lac, l'herbe, les fleurs - que, certainement, elle n'osait pas toucher - non qu'elle fût maladroite : parfois, elle faisait elle-même ses chapeaux et en était fière - mais parce qu'elle avait appris, et croyait, qu'on ne doit pas toucher les fleurs. Elle redevenait la petite fille sage, prodigieusement apte aux vénérations, qu'elle n'avait pas cessé d'être.

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344. Anna de Noailles par Colette

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Discours de réception de Madame Colette, successeur de la Comtesse de Noailles à l’Académie Royale de Belgique.
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Notre amitié ne fit pas grand bruit. Elle se forma assez tard, presque indépendante de l'admiration que je vouais à la comtesse de Noailles. Vous vous étonnerez peut-être de ne m'entendre, dans mon discours, ni la citer autant que l'envie m'en viendrait, ni ménager à son couvre ces moments de critique courtoise qui renforcent une louange éclairée. Ma part, je ne veux pas qu'elle soit de discuter un poète, d'assigner une dimension, une qualité, à des poèmes dont le moindre a capté pour toujours une parcelle merveilleuse du sensible univers, comme le bloc d'ambre préserve une aile éternelle de mouche, ou la délicate arborescence qui suggère la forêt in- connue. Découvrir, louer Madame de Noailles ?
[...] Je verrais autant d'impertinence à ceci qu'à cela ma part, que je choisis, est la meilleure, celle du peintre, celle d'un certain peintre. Anna de Noailles eut, comme les princes autrefois, ses peintres officiels, de qui la plume et le pinceau se vouèrent aux caractères évidents de sa personne et de son génie.
[...] En marge des effigies officielles, une souveraine rencontre toujours un peintre obscur mais épris, ébloui mais fidèle, qui traça pour lui-même un croquis ressemblait, inachevé, respectueux à la fois du modèle et de la vérité. Ce peintre oublieux du décorum, assez heureux pour avoir surpris en négligé son modèle, pour avoir pu noter la chevelure épandue, le ruban dénoué, la sandale tombée, ce bénéficiaire d'un moment d'abandon ou de frivolité, je voudrais que ce fût moi, je voudrais, comme il arrive, que l’esquisse fit autorité, que l'on vînt sur elle consulter le reflet authentique d'une chevelure morte, le pli du sourire, la ligne creuse qu'effaçaient sur commande les portraitistes d'apparat.
M'y prenant au rebours de ceux qui la célébrèrent, je ne dirai pas « Ce grand poète avait les yeux tour à tour éclatants et voilés, des traits fermement modelés qu'un front inoubliable couronnait, mais je dirai « Dotée d'un front plein de présages, d'un nez à la fine et dure attache orientale, de deux yeux profonds et vastes, Madame de Noailles était donc un grand poète».
Car nous n'échappons pas à notre enveloppe, et nous ne la trahissons qu'au prix de mille peines. Les portraits d'enfant de la princesse Anna de Brancovan attestent qu'elle naquit belle, qu'elle eut toujours des yeux resplendissants, si grands qu'ils débordaient un peu sur la tempe, des lacs d'yeux sans bornes, où buvaient tous les spectacles de l'univers. (http://www.centre-colette.com/)

343. Anna de Noailles par Jean Rostand


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Quand je rencontrai Madame de Noailles pour la première fois, je n'avais pas tout à fait vingt ans. J'avais lu, au hasard des anthologies, quelques-uns de ses poèmes. Lu assez distraitement, assez négligemment, comme pouvait le faire un jeune homme presque exclusivement voué aux choses de la science, et plus soucieux de scruter les réalités animales que de rendre justice aux imaginations humaines.
Et certes, comme tout le monde, j'avais été frappé par le somptueux lyrisme du poète, par son pittoresque neuf, par le rythme ardent de son style. Mais, à vrai dire, mon admiration était restée de surface. Il me paraissait que ce lyrisme, que cette beauté, que cette splendeur ne me concernaient point, qu'ils n'étaient pas à mon usage, qu'ils excédaient les moyens de mon goût, enfin qu'ils n'avaient rien à m'apporter comme aide ni comme enseignement. Aussi, avec l'indécente promptitude de la jeunesse, avais-je rangé la comtesse de Noailles parmi ces auteurs lointains à qui l'on songe avec respect, mais sans amour. Et pourtant, quelques années plus tard, la vie, très paradoxale, devait faire de moi, sans que je l'eusse cherché ni voulu, l'un des familiers d'Anna de Noailles. […] J'en suis encore à me demander par quel miracle elle tolérait, allait même jusqu'à solliciter, ma présence. J'en suis encore à me demander quel intérêt elle pouvait bien trouver à ce jeune sauvage qui, sortant de ses livres et de ses insectes, arrivé tout droit de la campagne basque, ignorait tout de la littérature, de la vie, de Paris et du monde, et n'avait à lui offrir, en retour de tant de trésors, qu'un humble silence émerveillé...
[...] Que dire de ces portraits qu'elle traçait en quelques phrases péremptoires, de ces caricatures lyriques où figuraient des termes de comparaison empruntés à tous les règnes de la nature, depuis le minéral jusqu'au mammifère, et dont telle était la force persuasive qu'on se trouvait à jamais empêché de voir le modèle autrement queue nous l'avait dépeint. [...] Bien avant les surréalistes, Anna de Noailles connaissait le secret des bizarres accouplements verbaux. Elle était plus intelligente, plus malicieuse que personne. Ce poète avait la sagacité psychologique d'un Marcel Proust, l'âpreté d'un Mirbeau, la cruelle netteté d'un Jules Renard.
[…] Incapable de se contrefaire, elle était sans relâche invinciblement et comme organiquement elle-même. Curieuse par générosité, elle traquait avidement la vérité dans les êtres, qu'elle forçait à livrer le peu qu'ils recelaient. A son don d'observation, rien n'échappait de ce qui, d'ordinaire, est réservé à des scrutateurs moins impétueux. D'un de ses regards d'aigle, elle avait tout embrassé, tout compris, tout jugé, jusqu'aux plus minces détails, et même ce qui n'était pas digne d'être perçu par elle.

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342. Anna de Noailles par Francis Jammes

***
A Anna de Noailles

Un jour tu vins me voir dans ce pays sauvage,
Et je devinai vite alors que c'était toi,
Car tes yeux pleins de nuit ravageaient ton visage
Pâle comme la lune, et versaient leur émoi.

Près des mêmes rosiers qui te tendaient leurs lèvres
S'étend le grand silence où tu me laisses seul.
Ce soir, le rossignol qui brûlait de tes fièvres
Mourra dans cette sphère opaque du tilleul.

Et moi, loin des amis pressés à ton cortège,
Moi jaloux du printemps qu'ils jetteront sur toi,
Je ne pourrai t'offrir que ces flocons de neige
Où passe un chant funèbre entonné par ma voix.

Mais bientôt je prendrai, comme on fait au village
Alors qu'on mène un deuil, lourde comme du plomb,
La croix dont le sommet parfois touche au feuillage,
La croix qui t'étonnait, ô fille d'Apollon

Et je la porterai, troussé dans cette cape
Dont ta bouche fermée a parlé si souvent,
Et que soulèvera l'orage qui s'échappe
D'un coeur qu'ont balayé l'injustice et le vent.

Et je la planterai, ma soeur, ma bien-aimée,
Sur le calvaire étroit dominant Hasparren,
Afin que par-delà les monts et la vallée
Sa douce ombre s'étende et te rejoigne au loin.

Francis Jammes, 01 Mai 1933, le lendemain de la mort de la Comtesse de Noailles.
http://www.universalis.fr/encyclopedie/T232020/JAMMES_F.htm
http://www.francis-jammes.com/

341. Anna de Noailles par ses contemporains.

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Dans les neufs messages qui suivent, je propose,
quelques témoignages sur la comtesse de Noailles,
rendus par ses contemporains, notamment au cours
des années qui ont suivi sa mort, le 30 avril 1933.
342. Francis Jammes.
343. Jean Rostand.
344. Colette.
345. Emmanuel Berl.
346. Edouard Herriot.
347. Jean Cocteau.
348. François Mauriac.
349. Charles Maurras.
350. Maurice Barrès.