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6. […] La pluie avait cessé de tomber, le vent s'essoufflait mais les vagues continuaient de bousculer la grève. Leur rumeur paralysa les passagers quelques instants au fond de la cochère.
L'équipage vérifia l'état de la cargaison, soulagé du peu de dommages. La chèvre se taisait, debout les quatre pattes écartées sur le fond encore branlant. Elle semblait s'être adaptée à la mobilité de l'eau en spécialiste des conjonctures précaires. Les poules ébouriffaient leurs plumes.
Le batelier jaugea la situation et s'adressant à un des matelots:
- Nicolas, tu vas surveiller le chargement et tu dormiras cette nuit dans le bateau. Nous reviendrons demain lorsque le temps sera tout à fait calmé. Nous tirerons la cochère de la roselière et la ramènerons au port.
Et s'adressant aux passagers:
- Nous allons gagner Nernier à pied. Ce n'est pas loin, un peu plus d'un quart de lieue. Prenez tout ce que vous pourrez.
La femme rassurée, tangua vers ses ballots. Elle les jeta un à un dans les bras du matelot qui les portait à la rive. Elle souleva ses jupes, y déposa ses sabots et sauta dans l'eau. Les cailloux lui labouraient les pieds mais elle avança sans se plaindre, se frayant un chemin dans les roseaux. Elle les écartait de sa main libre, veillant à ne pas se blesser aux bords de leurs feuilles tranchantes. Ils se refermaient derrière elle avec un bruit étrange. Ses cuisses nues poussaient l'eau avec bonne humeur.
Elle fut bientôt à pied sec sur une petite grève surplombée de noisetiers et de prunelliers. Dans ce fouillis de branchages et de roseaux, elle ne savait où passer.
- Monte tout droit, la Rosine! Accroche-toi aux branches.
Elle remit ses sabots, retroussant à nouveau ses jupes, elle s'introduisit dans la verdure. Elle glissait sur la terre argileuse mouillée par l'orage mais se tirant de branches en branches, elle finit par émerger à l'air libre au bord d'un champ de blé.
Yvoire. Source : http://www.flickr.com/photos/jeanrachez/2337054017/in/pool-20239347@N00