3.26.2008

256. Anna de Noailles : "Le Livre de ma Vie". 4.


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4. Absorption de la Nature par tous les sens ; tressaillement en mon cœur de la poésie; vague et total enveloppement de l'être par l'amour, dont j'avais ressenti le précis vertige dans notre chambre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, soulevant de terre la petite fille que j'étais, l'embrassa sur la joue, d'une lèvre duvetée dont notre bonne allemande avait bien la connaissance, toutes ces sensations, bercées au rythme allègre de la victoria, montaient de mon rêve innocent vers les cieux de Savoie, me jetaient en eux et semblaient m'y fixer parmi la liquide palpitation des étoiles du soir.
Pendant ces promenades au crépuscule paisible, nous voyions, parfois, venir de loin un pauvre homme dépenaillé, soutenu et dirigé un peu brutalement par deux gendarmes savoyards aux bons visages lustrés. Le groupe aperçu à distance par moi, qui voyais aussi nettement l'amplitude de l'horizon que les délicates et fermes coutures de l'épi de blé et que le gonflement du col chantant d'un roitelet sur la branche d'un sapin évasée en panache d'écureuil, me causait une souffrance aiguë. Je ne haïssais pas les gendarmes agrestes, dociles envers d'invisibles décrets, mais j'aimais leur prisonnier. Pauvre homme ivre, sans doute ou triste indigent ayant dérobé quelque objet à l'étalage d'un bâzar. L'avait-il voulu, ce méfait pour lequel il trébuchait entre deux étreintes énergiques, sur la route où périssait, aux yeux des passants, son maigre et modeste honneur ?

Le prince de Brancovan, père d'Anna de Noailles.