3.26.2008

255. Anna de Noailles : "Le Livre de ma Vie". 3.


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3. Sur le bord de la route (entre Amphion et Evian) se rangeaient, sous la direction benoîte d'un adolescent intrigué par notre passage, une multitude de petits porcs noirs, démons gaiement dessinés. Déjà comestibles à l'œil, on eût voulu les arracher à leur destir inéluctable et succulent, ainsi que leur mère énorme, armoire ambulante qui les suivait et qui eût pu les receler de nouveau les cris d'un pourceau ligoté, mis à mort pour des agapes paysannes, et que j'entendis dans mes plus neuves années m'avaient laissé l'atroce souvenir d'un crime laborieux, maladroit et cachottier. J'eus aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore mol et crémeux, qu'un paysan traînait par une corde sur le chemin ou emportait au trot de sa charrette.
"On le mène à l'abattoir", avait dit, la première fois, l'une de nos bonnes.
Eperdue de douleur, je demandai à l'acheter. A présent encore, l'argent m'apparaît surtout comme un moyen de soustraire les créatures à leur sort redouté; la fortune est, à mes yeux, l'auxiliaire de la compassion plus encore que du plaisir.
Parmi les plaines qui, aux côtés de la route d'Amphion à Thonon, étalaient des tons verts, cuivrés ou vermeils, selon la culture du sol, j'apercevais soudain, avec allégresse, une prairie que, par places seulement, des coquelicots capricieusement recouvraient : archipels de fleurs écarlates et sirupeuses, vivant là, en tribu, leur éphémère existence, de couleur triomphale.
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Hôtel de Ville d'Evian : "Le Penseur" d'après Michel-Ange