11.09.2008

349. Anna de Noailles par Charles Maurras

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[…] On ne trouve chez la comtesse de Noailles aucune réminiscence, même confuse, de l'Océan barbare, ni des troubles particuliers à la conscience chrétienne. La demi-grecque oublie la notion du péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les plus anciens d'entre les Anciens. C'est un obscur endroit d'où l'on pense à la vie avec quelque regret et d'où l'on veut savoir les nouvelles de notre monde. Les morts sont consolés, quand un trou creusé dans la terre insinue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle à la cendre un rayon de miel, un filet de lait et de vin. Le poète raffiné du "Cœur innombrable" charge un faune de ses commissions pour le Styx, mais la collation rituelle est augmentée d’un mets nouveau : c'est le don royal d'elle-même, et ce présent fait a des Ombres, qui n'en peuvent goûter - elle le dit - pourra paraître assez méchant :

Dis-leur comme ils sont doux à voir,
Mes cheveux bleus comme des prunes,
Mes pieds pareils à des miroirs
Et mes deux yeux couleur de lune.

Et dis-leur que, dans les soirs lourds,
Couchée au bord des fontaines,
J’eus le désir de leurs amours,
Et j’ai pressé leurs ombres vaines.

[…] Le second recueil de Madame de Noailles, "L'ombre des jours" précise la valeur de ces éléments précieux. Il achève de révéler quel trésor de puissance poétique accumulent certaines natures frémissantes. La sensibilité diffère de l'art ; mais elle est la matière première de l'art. Un certain degré de sensibilité, également distribuée et répartie, peut suppléer à la raison et tenir la place du goût. Or, l'excès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue abuse méthodiquement. La jeune femme ne se complaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante. Sa frénésie de sentiment, toujours consciente et voulue, la dévoile, l'écorche même, afin de la faire apparaître plus nue. Le poète se soucie donc de moins en moins de forger des représentations cohérentes, des images suivies, mais dans la négligence se font les rencontres heureuses :

J’entendrai s’apprêter dans les jardins du temps,
Les flèches de soleil, de désir, d’envie
Dont l'été blessera mon cœur tendre et flottant.


Le poète abandonne semblablement les descriptions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méritoire constance, et ces héros obscurs du jardin potager, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était dévoué le premier volume, sont relégués en un second plan à peine sensible. Ce que l'auteur demande désormais aux arbres, aux buissons, à la nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier son rêve, de lui apporter l'occasion du mouvement passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs du vieux temps qui charmèrent tous les poètes, refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans l'air amoureux de la nuit "l'héliotrope mauve aux senteurs de vanille". A la description se substitue donc une émotion, mais élancée, autant que faire se peut, des régions les plus végétatives et les plus nocturnes de l'âme :

Mon âme si proche du corps !
Mon âme d'ombre et de tourment
Et celle qui veut âprement
Le sang de la tendresse humaine !
O mes âmes désordonnées !

Ces petites âmes diverses, avides, brutales, - un physiologiste dirait - ces petits centres nerveux de systèmes inférieurs, - ces âmes d'impression plus que de réflexion et d'organisation, ces petites volontés toutes sensuelles, sont expressément chargées de tout passionner. Un train qui part, "beau train violent" est invoqué comme le "maître de l'ardente et sourde frénésie".
[…] De grands poètes qui exposent les infortunes des amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'horreur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale. Il n'a point d'autre but que de dire l'amour ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise. Comme le jeune auteur d'Occident tendait à trouver, des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie, dans les caractères particuliers de son imagination, le jeune auteur de La Nouvelle -Espérance cherche à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de femme, conçu, non au repos, où il n'est point lui-même, mais au plus vif, au plus rapide, au plus effréné des mouvements qui mettent le fond bien à nu ; non dans le rêve et dans l’attente, mais à la fleur des heures où brûle le plus haut sa plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier l'éminente curiosité du spectacle.
Cependant, ces efforts de description intérieure participent de la science plus que de l'art. Il me semble que le succès en sera toujours relatif. Si, d'un tableau à un autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment serait-on jamais satisfait de la version de nos états intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie propre dans un monde qui est commun et qui doit l'être ? Quelque concret et sensuel que soit un style, les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles ne feront jamais la réalité : ils ne la refléteront même pas. Aussi n'est-on jamais satisfait, même de l'outrance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par essais graduels, par entraînement méthodique, les phénomènes insensibles ou à peine perçus jusque-là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie maladive s'accentue volontairement et s'accompagne de perversions bizarres - La couleur des mots apparaît et, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se colore et se parfume, l'univers intellectuel commence à revêtir un accent plus aigu, dont le patient commence à souffrir.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Maurras