11.09.2008

343. Anna de Noailles par Jean Rostand


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Quand je rencontrai Madame de Noailles pour la première fois, je n'avais pas tout à fait vingt ans. J'avais lu, au hasard des anthologies, quelques-uns de ses poèmes. Lu assez distraitement, assez négligemment, comme pouvait le faire un jeune homme presque exclusivement voué aux choses de la science, et plus soucieux de scruter les réalités animales que de rendre justice aux imaginations humaines.
Et certes, comme tout le monde, j'avais été frappé par le somptueux lyrisme du poète, par son pittoresque neuf, par le rythme ardent de son style. Mais, à vrai dire, mon admiration était restée de surface. Il me paraissait que ce lyrisme, que cette beauté, que cette splendeur ne me concernaient point, qu'ils n'étaient pas à mon usage, qu'ils excédaient les moyens de mon goût, enfin qu'ils n'avaient rien à m'apporter comme aide ni comme enseignement. Aussi, avec l'indécente promptitude de la jeunesse, avais-je rangé la comtesse de Noailles parmi ces auteurs lointains à qui l'on songe avec respect, mais sans amour. Et pourtant, quelques années plus tard, la vie, très paradoxale, devait faire de moi, sans que je l'eusse cherché ni voulu, l'un des familiers d'Anna de Noailles. […] J'en suis encore à me demander par quel miracle elle tolérait, allait même jusqu'à solliciter, ma présence. J'en suis encore à me demander quel intérêt elle pouvait bien trouver à ce jeune sauvage qui, sortant de ses livres et de ses insectes, arrivé tout droit de la campagne basque, ignorait tout de la littérature, de la vie, de Paris et du monde, et n'avait à lui offrir, en retour de tant de trésors, qu'un humble silence émerveillé...
[...] Que dire de ces portraits qu'elle traçait en quelques phrases péremptoires, de ces caricatures lyriques où figuraient des termes de comparaison empruntés à tous les règnes de la nature, depuis le minéral jusqu'au mammifère, et dont telle était la force persuasive qu'on se trouvait à jamais empêché de voir le modèle autrement queue nous l'avait dépeint. [...] Bien avant les surréalistes, Anna de Noailles connaissait le secret des bizarres accouplements verbaux. Elle était plus intelligente, plus malicieuse que personne. Ce poète avait la sagacité psychologique d'un Marcel Proust, l'âpreté d'un Mirbeau, la cruelle netteté d'un Jules Renard.
[…] Incapable de se contrefaire, elle était sans relâche invinciblement et comme organiquement elle-même. Curieuse par générosité, elle traquait avidement la vérité dans les êtres, qu'elle forçait à livrer le peu qu'ils recelaient. A son don d'observation, rien n'échappait de ce qui, d'ordinaire, est réservé à des scrutateurs moins impétueux. D'un de ses regards d'aigle, elle avait tout embrassé, tout compris, tout jugé, jusqu'aux plus minces détails, et même ce qui n'était pas digne d'être perçu par elle.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Rostand