3.24.2007

86. Francis Broche : Anna de Noailles à Amphion.


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Toute sa vie, en bien d'autres poèmes, elle ne se lassera pas de décrire ce décor familier et prodigieux, car elle avait toujours su que c'était là le décor d'un "bonheur universel". Elle pourrait habiter d'autres lieux, changer de pays et peut-être d'âme, le chalet et le jardin d'Amphion pourraient disparaître, rien ne détruirait ce qui avait été, qui avait existé une fois et pour l'éternité.
[...] Le visiteur entrait dans le salon où flottait « l'odeur de la gaie cretonne» et « l'arôme de parquet ciré », et où le piano attirait les regards. Lorsque Rachel n'en jouait pas, elle faisait asseoir Anna sur le tabouret préalablement surélevé et annonçait à l'assistance que sa fille allait immédiatement improviser sur un thème que l'on voudrait bien lui donner : "C'est ainsi que, tremblante, embarrassée, mais l'oreille tendue nettement vers l'infini, je reproduisais, à la manière d'une dictée harmonieuse et colorée, le chant des oiseaux, la naissance pâle et puis éclatante du jour, la campagne pastorale, la caquetante et radieuse basse-cour, la rêverie du croissant de la lune au-dessus des magnolias en fleurs qu'enveloppait l'haleine mouillée du lac".
Elle se produisait devant un auditoire conquis d'avance et songeant surtout à ne pas décevoir Rachel, qui avait pour sa fille les plus grandes ambitions. Anna se rendait bien compte que les louanges dont on l'accablait étaient souvent excessives, mais, consciente elle aussi, qu'un destin exceptionnel l'attendait, elle ne se dérobait point et accueillait avec faveur l'idée qu'avait eue sa mère de faire relier dans un album de cuir couleur de noisette les petits morceaux qu'elle avait composés. Elle obtint par ailleurs que l'on y gravât en lettres d'or le nom d'Anna - ce nom qui lui plaisait si fort qu'elle l'inscrivait n'importe où, sur ses cahiers, sur ses livres, sur des cartons à chapeaux et jusque sur le sable des allées d'Amphion. Un moyen comme un autre de se donner confiance, l'équivalent, selon elle, d'un fortifiant pour la croissance !
Plus tard, elle assurera que son nom ne lui plaisait guère, mais qu'un jour un « vieux monsieur» lui révéla qu'il commençait par la première lettre de l'alphabet et qu'il était réversible; le vieux monsieur y voyait une promesse de perfection et elle en acceptait volontiers l'augure.
Chaque jour, à Amphion comme à Paris, il se trouvait quelqu'un pour réciter du Victor Hugo, au milieu d'un silence respectueux. L'émotion gagnait l'auditoire : "Mains jointes, yeux clos, sachant que le miracle toujours s'accomplirait, j'écoutais s'épandre en moi le bonheur noble, chargé de visions. Quel accent avait la frémissante évocation !"
Anna se souviendra toute sa vie d'un certain été de son enfance, où l'on se consacra deux fois par jour au moins à la lecture et à l'exégèse du plus bouleversant poème des Contemplations "A Villequier".
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L'église de Publier