3.24.2007

87. Francis Broche : Anna de Noailles à Amphion.

-----------------------------------------------------------------
[...] Chaque soir, lorsque le temps le permettait,
la famille Brancovan s'élançait, à bord d'une victoria, sur la route d'Amphion à Thonon ou vers les collines du bas Chablais. Assises toutes deux sur le strapontin, Anna et sa sœur goûtaient en silence "le plaisir fortuit de [se] trouver mêlées sans entraves aux douceurs bucoliques et comme jetées en travers du monde végétal" ; la nature achevait alors de prendre possession d'une âme qui semblait, depuis toujours, vouée à son adoration.
Toute sa vie, Anna se souviendra de la route poussiéreuse, des haies de mûriers et d'églantiers, des peupliers feuillus, des troupeaux de petits porcs noirs, des prairies multicolores, des clochers élancés et des maisons basses - spectacle familier et sans cesse renouvelé, au rythme du pas monotone des chevaux: « Absorption de la nature par tous les sens; tressaillement en mon cœur de la poésie »
Souvent, les promenades avaient un but précis: on allait à Meillerie, à Chillon, à Clarens, où avaient séjourné Lamartine, Shelley, Byron; ou bien l'on s'embarquait à bord du Romania, le yacht du prince, perpétuellement à l'ancre au port aux Sphinx et l'on allait à Ouchy, à Lausanne, et jusqu'à Coppet, sur les traces de Mme de Staël. […]
Le dimanche, la famille Brancovan se rendait à la chapelle du couvent des Clarisses de Publier, à quelques kilomètres d'Amphion. A pied, la route était longue, mais elle était bordée de mûriers et de volubilis, et le soleil inondait les collines où bouillonnaient les sources. Lorsque l'on arrivait, il y avait déjà un moment que les cloches avaient sonné le rassemblement des fidèles. Les murs du couvent étaient habillés de clématites; tout autour, les belles villas, abritées par la vigne vierge et les massifs de pétunias, bruissaient de douces rumeurs : "J'ai, pendant mon enfance et mon adolescence, parcouru cette route avec un plaisir si fort qu'il me semble avoir failli mourir de la joie de vivre".
La petite église de Publier semblait une autre image du paradis - humble et radieuse à la fois. Elle était sommairement meublée; les bancs soigneusement encaustiqués sentaient le miel et l'abricot séché; les religieuses disposaient les chaises, les chandeliers, les pots de fleurs selon un rituel mystérieux. Anna était vivement émue par les statues «innocentes, violentes» de sainte Colette et sainte Claire, par le crucifix, symboles d'épisodes à jamais tragiques. Elle accomplissait ses dévotions scrupuleusement; elle possédait, à n'en pas douter, le sens religieux, mais cette disposition de l'âme devait probablement tout au décorum, à la poignante atmosphère du lieu. A la fin de l'office, les religieuses à genoux psalmodiaient un chant, auquel répondaient, invisibles, leurs sœurs cloîtrées : Ils ne connaîtront point cet émoi, ceux qui, sollicités comme je l'étais par les phrases aux mille feux de la vie avenante, n'entendaient pas soudain, pendant quelques instants, le souffle mystérieux des recluses".
Après l'office, l'on passait dans le jardin du couvent et les conversations allaient bon train. Les petites filles épiaient les religieuses, créatures enveloppées de mystère; la grâce irradiait les visages les plus ingrats. Un vieux mendiant arrivait, sautillant sur des béquilles; il s'asseyait sur un banc, au milieu des fleurs. Il était attendu. Une religieuse lui servait un bol de soupe fumant; un autre mendiant venait faire soigner une plaie qui suppurait. […] A tous, Anna apparaissait comme une petite fille imaginative, rêveuse, sensible aux beautés des paysages, de la musique et de la poésie. Elle dévorait des yeux sa mère lorsque celle-ci s'installait au piano. C'étaient pour elle des heures exquises; elle y connaissait une sorte d'extase.
-------------------
Intérieur de l'église de Publier