3.23.2007

85. Francis Broche : Anna de Noailles à Amphion.

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Elle grandit sans jamais cesser de contempler le lac; elle est l'enfant d'un jardin merveilleux, suspendu entre le ciel et le lac. Fascinante dualité cosmique, troublante ambiguïté, ouvrant sur une rêverie qui paraissait n'avoir jamais commencé et dont on ne pouvait imaginer qu'elle pût un jour prendre fin. Entre le ciel et le lac, entre la vie et la mort: deux néants, dont l'un était impalpable et l'autre glissait entre les doigts, à l'image d'un temps éternel, que rien ne pouvait retenir : "J'avais la certitude d'être capable de marcher sur les flots. Parfois, au bord du lac Léman, quand la nappe tiède d'une eau bleue bordée d'écume m'invitait à la parcourir, j'ai vu se réduire si étroitement le lien qui nous retient à l'existence que je me suis sentie chanceler avec une préférence égale entre la vie et la mort".
Le visiteur qui arrivait du lac par l'allée des platanes découvrait d'abord les buissons de fleurs que l'été rendait bourdonnants, les pelouses, les bosquets de roses, les magnolias et les héliotropes, puis les terrasses encadrées de marronniers. Une profusion végétale, où régnait - raffinement suprême - un ordre qui ne se devinait guère. Il entrait dans un petit royaume odorant: odeurs du lac, algues, pêcheries, goudron, parfums d'herbes, d'arbres et de fleurs : "Le parfum est le plus prompt véhicule que l'âme puisse emprunter au monde pour rejoindre le passé, l'infini, les cieux".
Levant la tête, il admirait le balcon de bois du premier étage, qu'ornaient deux « B » entrelacés (Bassaraba et Brancovan). S'approchant encore, il pénétrait sur la véranda blanche, qui ouvrait de plain-pied sur le jardin, d'où, entre les cimes des arbres, l'on pouvait contempler le lac : "Je revois la véranda du chalet d'Amphion qui tressaillait le soir aux cris élégiaques des hirondelles dont le vol en sombres et légers coups de couteau poignardait un azur poudré de rose, flamboyant et puis voilé, sur lequel se détachait la danse silencieuse, aux angles aigus, des chauves-souris".
Cette véranda était fraîche tout le jour. Le soir, les trois enfants s'y blottissaient sur des canapés recouverts de laines et de coussins turcs. Anna était à la fois oppressée et accablée de bonheur. Tout le jour, elle avait eu la vision de ce que, sa vie durant, elle assimilera au paradis. [...] Du chalet et du parc qui l'entoure et la protège du monde extérieur, elle aime tout; elle s'émerveille de tout.
Un poème de L'Ombre des jours (1902) s'intitule "Attendrissement". Anna y détaille "ces beaux soleils venus de l'âme et du dehors". Les parfums occupent une grande place dans son souvenir : "le verger vert, avec son odeur d'estragon»; « la senteur de bois du vestibule»; « une sauge velue et bleue, qui sentait fort"; "l'héliotrope mauve aux senteurs de vanille. Elle n'oubliera rien: ni «la porte du jardin qui grince sur ses gonds», ni "le vitrail léger comme des bulles d'eau transparente où joue un vif soleil tremblant", ni "le dallage alterné de marbre noir et blanc", ni "la terrasse aux deux tonneaux de porcelaine", ni le papier aux murs des chambres":
"papiers de fleurs, d'oiseaux, de personnages clairs ...".