3.23.2007

84. Francis Broche : Anna de Noailles à Amphion.

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A la fin des années 1870, le chalet Bassaraba et ses alentours n'étaient qu'une friche. D'emblée, le prince de Brancovan avait voulu changer cela, jouant les bâtisseurs; il avait réuni les corps de métiers de la région; il ne s'était pas contenté des entreprises locales, il avait recruté d'excellents artisans dans l'arrière-pays, ce Chablais à moitié sauvage cher à Henry Bordeaux, pays de vignobles robustes et desséchés, de prairies, de taillis et de jardins incultes, qui s'étend entre le lac et une énorme barre de rochers.
Le prince de Brancovan avait commandé de grands travaux. Il ne s'agissait pas seulement de rendre le chalet plus confortable, d'aménager les dépendances mais aussi de construire un véritable château de style romano-byzantin, dont les plans avaient été conçus par Viollet-le-Duc. Il fallait également modifier le paysage, combler un étang, en creuser un autre plus grand, plus beau, aménager un petit port de plaisance, prévoir un court de tennis, planter une immense allée de platanes, des bosquets de sapins, d'ormeaux, de thuyas, des pelouses [...]
Grégoire voyait large et il n'avait pas l'intention de se laisser arrêter par la dépense; il y eut du travail pour tout le monde pendant trois années. Visitant les lieux quelques années plus tard, Claude Vento pourra écrire de «la jolie villa d'Amphion» : "C'est un bouquet de fleurs posé sur le lac, dans le site le plus ravissant de cette côte féerique".
[…] Ce nom d'Amphion évoquera toujours pour Anna l'endroit où elle fut le plus souvent et le plus longtemps heureuse; il lui paraissait symboliser parfaitement l'accord entre l'Art, c'est-à-dire tous les arts, à commencer par ceux qu'elle chérissait le plus: la musique et la poésie - et la Nature. Que l'endroit où elle avait eu, depuis les temps les plus anciens, la conscience parfaitement claire de renaître à la vie et à l'Esprit, se nommât ainsi ne pouvait relever de la coïncidence [...].
Grégoire de Brancovan est assis sur le balcon du chalet. Il boit une tasse de thé et récite des vers de Corneille ou de Racine; pétunias et hortensias embaument le jardin et la maison ouverte, offrant "le spectacle de la jeunesse du monde inclinée sur la transparence de l'eau". C'est l'image même du paradis - le mot reviendra souvent sous la plume d'Anna - et l'un des plus vieux souvenirs de la petite fille. Elle passe à Paris le plus clair de son temps, mais c'est à Amphion que s'éveille réellement sa sensibilité : "Le chalet, les routes, le lac, les collines de Savoie me causaient, quand j'étais parmi eux, un enivrement et, quand j'en étais éloignée, une détresse dont dépendaient ma santé, ma secrète humeur. [ ... ] Dans le jardin du lac Léman, je n'écoutais que les voix de l'univers".[…] Aucun malheur, aucun chagrin ne pouvait ternir le ciel d'Amphion, ou, plus exactement, les ciels, ou mieux encore le double ciel de Savoie : "Je pendais dans l'infini entre le ciel et l'eau» ; «Je dois tout à un jardin de Savoie et au double azur qui m'a éblouie depuis l'enfance. C'est là que l'univers m'a été révélé» L'azur du ciel, mais aussi l'azur du lac".***********************Les quatre textes qui suivent sont extraits de l'ouvrage de Francis Broche
"Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière", pages 37 à 56.
Collection : "Biographies sans masque". Editions Robert Laffont