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C'était un incessant défilé de brouettes à pierre, entre l'aire d'embarquement, où les tas avaient été préparés, et les barques immobilisées le long du rivage, le nez vers le port, en cas de coup de vent. Les brouettes, avec d'énormes mancherons, et une roue cerclée de fer, semblaient déjà lourdes à vide. Et chaque homme chargeait, avec peu d'efforts, semblait-il, quand on avait le coup, une masse de deux cents kilos de caillasse, puis bandait ses muscles et s'avançait, à pas mesurés, vers sa barque. Le plus dur était de franchir le plateau, la longue et épaisse planche qui, posée sur des chevalets, reliait la rive à la barque. Pas large, le plateau: juste la place pour la roue de la brouette, et pour les pieds. Il fallait l'œil. Il fallait ne pas dormir, ni avoir un verre de trop dans le nez. Pas question de poser sa charge pour souffler, même si les mancherons semblaient devoir glisser et échapper aux mains poisseuses de sueur, même si un éclat de lumière giclait sur la surface du lac et venait vous éblouir, ou si un putain de caillou s'était fichu dans une godasse et vous écorchait le talon. Deux, parfois même trois ou quatre chargeurs pouvaient se suivre à la queue-leu-leu sur le même plateau. Il fallait prendre alors le pas de celui qui précédait, et marcher en cadence, sinon le plateau sautait et, hop, tout le monde à la baille. Alors, c'étaient les quolibets des autres, les injures, l'amende, le risque de s'esquinter sur un rocher, ou de recevoir le contenu de la brouette sur les jambes. On faisait attention, mais, tout de même, ça arrivait. Parfois, au passage du sillage d'un bateau à aubes, la barque bougeait, et le plateau avec, et il fallait suivre le mouvement. Quand on arrivait sur le pont de la barque, avec la barre des muscles qui se nouait et s'appesantissait sur la nuque et entre les épaules, il fallait vider, doucement doucement.Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 48.