1.28.2008

205. La poésie d'Anna de Noailles. 5.

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5. Tel le discours écrit, le discours oral s'articule en un déferlement d'images qui s'animent subitement. Après une période préparatoire, les mots jaillissent en secousses oratoires, et se développent ensuite en d'interminables effusions pathétiques. Anna de Noailles est une virtuose de la parole. Chez elle, la vivacité du discours résulte de la participation active de toutes les ressources du mimétisme, de la gesticulation, de l'inflexion vocale, du changement d'humeur et de ton. Sa grandiloquence théâtrale était notoire dans les salons du Tout-Paris de l'époque, et de nombreux témoignages rendent compte de l'acrobatie verbale à laquelle elle se livrait. En voici celui de Cocteau, qui décrit en détail comment elle se donne en spectacle :
« Ainsi préludait la comtesse. Je l'observais de loin. Elle reniflait, éternuait, éclatait de rire, soupirait à fendre l'âme, laissait tomber chapelets turcs et écharpes. Puis elle gonfla sa gorge, puis les lèvres se frisaient et se défrisaient à toute vitesse, elle débuta.
Que disait-elle ? Je ne sais plus. Je sais qu'elle parlait, parlait, et que la grande salle s'emplissait d'une foule, et que les jeunes s'asseyaient par terre et que les vieux occupaient des fauteuils à la ronde"
Toute une mise en scène est décrite ici, où l'acte de parler est doublé d'innombrables agitations physiques, comme si la production verbale avait des répercussions physiques sur le corps entier. [...] Ecoutons le compte-rendu que Proust donne dans Jean Santeuil de cette performance verbale :
« Enfin, elle choquait encore plus par une sorte d'aplomb intolérable, qui venait de ce que, souvent silencieuse, n'ayant rien à dire par timidité, ce qui paraissait déjà assez mal élevé, quand au contraire elle commençait à raconter des choses, son propre esprit lui versant sans cesse de chaleureuses expressions, de réconfortantes saillies, d'enivrantes drôleries, elle se grisait de sa propre parole, parlait quelquefois cinq minutes de suite, ce qui la faisait trouver drôle mais fatigante, occupée d'elle-même et coupant la parole aux personnes âgées. Ajoutez que parfois elle riait de toutes ses forces avec un artiste rencontré dans un salon de sorte que toutes les douairières qui n'avaient rien dit n'en avaient pas moins fait toutes leurs réflexions »
Telle une fontaine, qui se renouvelle d'elle-même, le génie verbal d'Anna de Noailles se reproduit incessamment par son propre élan. Toute une chaîne de saillies verbales se compose par l'extraordinaire productivité de sa parole, qui la place au centre d'attention. [...] Si l'on se réfère à la reproduction de ses manuscrits on voit combien son écriture est vive, rapide, spontanée. Pareille au jaillissement de sa conversation, les brouillons montrent une articulation fébrile où des touches de mots témoignent d'un mouvement de pensée discontinu. Anna de Noailles ne force visiblement pas son texte, elle ne manipule pas le contenu de son lyrisme, mais lui donne une facture toute spéciale, qui est celle de sa première inspiration. Lorsqu'elle griffonne des mots sur une feuille de papier, elle ne respecte ni l'espace physique de la page, ni la continuité du poème. Au contraire, on observe que tout un paragraphe s'ajoute en diagonale en haut du premier manuscrit, alors que le deuxième montre en tête une ligne écrite à l'envers.