3.03.2007

23. Emmanuel Berl : "Dialogue à propos d'Anna de Noailles"

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E.B. : Mon cousin Henri Franck était, si vous voulez, une sorte de Péguy juif, avec une certaine ferveur, une certaine inquiétude en plus […] Mon cousin Henri Franck était un véritable « rêveur du ghetto », un archange. Il vivait dans un rêve. Il était entré à l'Ecole Normale sans connaître la différence des sexes, lui qui avait deux sœurs. Un angélisme parfait. Il oubliait de manger ! Il a eu une très grande influence sur moi. Il m'a fait découvrir la musique, Wagner, Debussy... Je n'ai eu pour personne d'admiration aussi grande que pour lui. C'était une admiration d'adolescent. Sa mort m’a frappé autant que celle de mes, parents.[…]
P.M. : C'est par Henri Franck que vous avez connu Anna de Noailles ?
E.B. : Anna de Noailles avait beaucoup aimé mon cousin Henri. Elle a été touchée par l'admiration éperdue que j'avais pour lui et le désarroi où me laissait sa mort, survenue peu de temps après celle de ma mère. Elle a eu la gentillesse de m'emmener à Munich entendre Wagner. Elle avait trente-sept ans, et moi dix-neuf.
P.M. : En quelle année ?
E.B. : En 1912, je crois. J'ai été la voir à Lausanne... J'ai séjourné chez elle, à Evian.
P.M. : Elle était comment ?
E.B. : Elle n’arrêtait pas de parler, jusqu'à épuisement. Un monologue où tout passait . interrogations métaphysiques, interjections lyriques, commérages. Elle croyait à son génie. Elle croyait sincèrement qu’elle n'avait pas le droit de se taire. Elle écrivait une poésie oratoire, rhétorique, qu'on ne lit plus beaucoup aujourd'hui. Elle m'avait fait corriger les épreuves d'un de ses recueils de poèmes « Les Vivants et les Morts ». Je crois qu'on a été un peu injuste pour sa poésie. Surtout les puritains de la N.R.F., Gide en particulier qui la détestait. C'était le style d'avant 14, le côté D'Annunzio. Moi, je l'ai connue au plein de sa splendeur. A cette époque, on était persuadé qu’elle était un poète de génie, l'égale de Vigny et Lamartine. Barrès le premier. Il était éperdu d'admiration pour elle.
P.M. : Barrès?
E.B. : Oui. Il était épaté, ébloui par le côté exotique d'Anna de Noailles, moitié, roumaine, moitié grecque. Ça le fascinait, lui, lorrain, ce côté mystérieux et oriental. D'autant qu’Anna de Noailles jouait volontiers à l'orientale en exil ! Il s'est inspiré d'elle pour le personnage d’Astiné Aravian, dans « Les Déracinés »
P.M. : Et vous, vous l'admiriez ?
E.B. : Ah oui ! j'étais subjugué. Comme tout le monde Pétait à cette époque, comme Cocteau que j'ai connu chez elle, rue Scheffer. C'est très difficile à comprendre aujourd'hui, le côté théâtral, sublime, d'avant 14. Sarah Bernhardt jouait comme Anna de Noailles écrivait. Je l’ai vue dans Andromaque... Ce côté « sublime », il y en a encore des traces chez Cocteau, et même, dans un certain sens, chez Malraux. J'ai côtoyé, avec Anna de Noailles, tout ce monde d'avant 14 ! Elle m'a fait rencontrer Edmond Rostand, D'Annunzio……..
P.M. : Et Barrès ? Il a eu une influence sur vous ?
E.B. : Aucune. En revanche, il a beaucoup influencé Aragon.[…] Il avait évidemment de très grandes qualités. Seulement, j'ai été entouré de barrésiens tellement absurdes que je m'étais dit : Je n'en veux pas. Tous les amis de mon cousin, tous les gens qui avaient quatre ou cinq ans de plus que moi trouvaient que c'était mieux que Chateaubriand, que rien n'était mieux, en somme. La littérature française commençait et s'arrêtait avec Barrès. Moi, je n'y ai pas pensé beaucoup, parce qu'on m'avait tellement embêté avec, quand j'avais onze ans, qu'à dix-huit j'avais déjà fait mes anticorps ![…] Il y avait des côtés « humour » chez Barrès. Je me souviens que chez Anna de Noailles, j'avais découvert un exemplaire des « Doctrines du nationalisme ». Il l'avait fait relier lui-même, et quand on l'ouvrait on tombait sur trois cents pages blanches, avec en première page la dédicace suivante : « A Anna de Noailles, ce livre tel qu'elle désirerait qu'il fût ».