3.20.2007

79. Maurice Denuzière : "Helvétie" 3/3

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Jusqu'à Saint-Saphorin, où l'on fit souffler les chevaux, les cavaliers restèrent silencieux. La route, contrainte à grimper dans les vignes, développait, en quelques lacets, une rude montée. Elle franchissait un haut promontoire rocheux dont la proue, incontournable par la berge, plongeait dans le lac. Mais, au faîte, l'œil, le corps et l'esprit avaient leur récompense. Saint-Saphorin, posé sur son piédestal, ressemblait à un gros nid de maisons. Serrées autour d'une église au clocher massif comme un donjon, de toutes tailles, mais faites des mêmes pierres d'un blond grisé, couvertes des mêmes tuiles brunes, hérissées des mêmes cheminées trapues, parées des mêmes persiennes, ces demeures exhalaient une inaltérable séré­nité. Cerné de vignes plantées sur des terrasses biscornues qui s'élevaient comme des marches sur les pentes, jusqu'à l'altitude où la végétation alpestre et les arbres reprennent leurs droits, le village parut à Fontsalte un site privilégié, en parfaite harmonie avec la nature environnante, comme enfanté par elle dans un moment de compassion, pour offrir aux hommes une chance de quiétude. […] Depuis des générations, les hommes d'ici avaient entassé, sur tous les replains, entre les barres rocheuses, dans tous les creux, anfractuosités, failles et cassures, la terre qu'ils montaient dans des hottes de roseau et tassaient derrière des murets, eux aussi apportés d'en bas, pierre à pierre, par les plus forts. Les grandes pluies et la neige défaisaient chaque année leur ouvrage, renvoyaient en coulées glaiseuses la chair du vignoble au pied des pentes, au risque de la faire se dissoudre dans les eaux du lac. Et les hommes, inlassablement, remontaient la terre en ahanant.
(ouvrage cité, page 25 et 26)
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Le village de Saint-Saphorin et les vignobles.

78. Maurice Denuzière : "Helvétie" 2/3

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- Et puis, monsieur l'officier, notre Léman est le plus grand lac d'Europe, une vraie petite mer, qui a ses caprices, ses marées, qu'on appelle chez nous seiches, et qui ne sont qu'oscillations mystérieuses des eaux. Il a même ses tempêtes, quand souffle la vaudaire. Savez-­vous que, dans sa plus grande longueur, de Genève à Villeneuve, il mesure plus de trente-trois mille toises ? Et qu'entre Rolle et Thonon, sa plus grande largeur, il fait sept mille cinq cents toises ? Quant à sa profondeur, elle n'est jamais inférieure à trois cents pieds et là-bas, devant la falaise de Meillerie, elle atteint plus de mille pieds, conclut fièrement l'homme en désignant, bras tendu, un lieu de la côte d'en face, perdu dans la brume.
- Je sais que Voltaire en a vanté la beauté, dit aimablement l'officier, faisant signe au maréchal des logis d'éloigner les chevaux de l'abreuvoir.
- Oh! celui-là voyait plus juste pour les lacs que pour les hommes! bougonna le paysan en faisant avancer ses bœufs vers la fontaine (ouvrage cité, page 19)
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La rive suisse du lac, vue depuis le pont d'un bateau de la CGN

77. Maurice Denuzière : "Helvétie" 1/3


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Avec HELVETIE, Maurice DENUZIÈRE nous propose de découvrir les balbutiements d'une Europe à venir. A travers une série de destins soumis aux intrigues, aux intégrismes religieux et à l'affairisme, il montre comment l'idée européenne était, dès 1880, omniprésente sur les bords du Léman .

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En contrebas de la route, le Léman, couleur d'étain, frissonnait sous le léger vent d'est, gorgé d'une saine fraîcheur aspirée sur les cimes enneigées. Une grande barque noire, ventrue, longeait la berge. Ses deux voiles latines, dressées en oreilles, lui conféraient de loin, l'aspect d'un oiseau prêt à l'envol. De lourds écheveaux de brume blanchâtre s'effilochaient de l'autre côté du lac, devant la rive savoyarde, si bien que la partie apparente des montagnes coiffées de blanc semblait sans appui terrestre. Dénués de pesanteur, les sommets neigeux flottaient, tels des icebergs, sur une mer de nuages.
La rive suisse, ensoleillée, livrait au contraire, jusqu'à l'horizon, le feston de ses baies minuscules, de ses caps camards et, appendus à flanc de montagne, retenus par rocs et murets de pierres sèches, les vignobles, fortune du pays. A distance, l'oeil les prenait pour tapis multiformes roussis par l'hiver, qu'un Bacchus géant aurait étalés au soleil pour en raviver les couleurs. "Helvétie", page 17 et 18 (Editions Denoël, 1992)