11.19.2007

166. Rémi Mogenet : "Léman".

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Membre correspondant de l’Académie florimontane (1), professeur de lettres en Haute-Savoie, Rémi MOGENET, parisien d’origine, aime faire partager le plaisir qu’il a eu à découvrir la Savoie à travers la littérature.

Il est l’auteur de trois ouvrages :
- La Nef de la première étoile
Paris, librairie-Galerie Racine, 1999
- Aphorismes ésotériques (Ramiel de Saint-Genys), Samoëns,
Editions LeTour, 2003
- Poésies d’Ombre Pâle,
Editions LeTour, 2007

Les trois poèmes reproduits ici (166, 167, 168) sont extraits de ce dernier ouvrage et publiés avec l'aimable autorisation de l'auteur que je remercie.
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Courriel : marcmogenet@wanadoo.fr
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Léman
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Œil vivant dans le sein d’un royaume défunt,
Tu fis don d’un visage aux Alpes crénelées.
Le fil tourbillonnant te lie, âme, et chacun
Contemple ta puissance, aux crêtes étoilées.

Le sentiment est lourd, lorsqu’il fond au creuset ;
Des cercles scintillants l’enchainent sous la Lune.
Et puis l’argent du flux que le jour irisait
Fut scellé d’un nom d’or, et signé d’une rune.

Par toi fut forgée une, une terre à deux plans ;
La matière enroulée est mue en ses élans,
Par le feu reflété sur la vague et la brume.

Ton regard, quelle joie ! orant, va captant l’eau
Du ciel ; nul ne résiste à ton appel. L’écume
Est ton pleur. Mais ton gouffre est-il toujours nouveau ?
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165. Henry Bordeaux : "Le Chablais de mon enfance". 2

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De loin, rien n'a changé, et je pourrais croire que, le lac franchi, je retrouverais les odeurs, les sentiers, les visages et les lieux de mon enfance. Tant de fois j'ai bravé la désillusion qui m'attend, assise, comme une femme voilée, sur la première borne ! Tant de fois j'ai cru retrouver un petit garçon aux yeux nouveaux et grands ouverts sur ce décor de féerie et sur les fées et les géants qui l'habitaient! Maintenant, je n'ai plus confiance : les géants et les fées se sont noyés dans le lac, et le décor n'est plus le même, sauf de loin, quand les plans se confondent. Je ne reconnais plus, quand je m'y promène, ni ma ville natale, ni ses environs, ni ses habitants qui comptaient tant d'originaux ­de ces originaux qui sont pittoresques et attrayants pour les gens du dehors et que les familles ne considèrent pas d'un œil favorable parce qu'ils dilapident leurs biens et troublent leur repos monotone. Maintenant, tout est pareil. Thonon est Thonon-les-Bains, Amphion est Amphion-les-Bains, Evian est Evian-les-Bains. Elles se rejoindront bientôt comme les tronçons d'une farandole. Toutes ces riveraines ont reçu de l'avancement. Toutes les eaux sont canalisées, toutes les rues sont pavées, tous les abords sont lotis. Messieurs les étrangers peuvent venir : ils sont les maîtres. C'est pour eux qu'on a bâti des casinos, des hôtels, des banques. Pour eux un vernis trompeur uniformise les façades. […] Car il faut bien que chacun - pierre, homme ou torrent - joue son rôle en faveur de la civilisation et du progrès. Progrès et civilisation qui proscrivent sans pitié les retraites individuelles, les régions mystérieuses de la nature et du cœur, et les souvenirs d'un petit garçon. La maison de ce petit garçon - il n'y en avait alors pour lui qu'une au monde ­donnait sur un chemin qui longeait des jardins - de ces jardins d'autrefois, à demi incultes, où l'on ne s'aperçoit pas de tous les fruits cueillis avant leur maturité, de toutes les fraises dévorées par des bouches aussi menues et aussi rouges qu'elles-mêmes, de toutes les cerises picorées sur les arbres. Dans le jardin voisin du sien, il voyait passer des petites filles, sans doute gourmandes comme lui, et dont l'une, à cause d'un pas sautillant et de grands yeux de velours, l'intéressait sans qu'il sût pourquoi dans son innocence. Elle était plus précoce et, s'amusant de sa conquête, elle imagina de déposer pour lui des fleurs sur le mur de séparation. Il répondit poliment à de si aimables procédés. A vrai dire, il ne savait pas quoi faire du cadeau après l'avoir respiré. Un jour les deux enfants se rencontrèrent auprès du mur bas où ils portaient leurs offrandes. Tous deux avaient les bras chargés. Etaient-ce des roses ou des lis? Ils se regardèrent et ils se sauvèrent chacun de son côté. Cette fois ils n'échangèrent pas leurs bouquets. Ils s'étaient vus face à face. Une peur inexplicable les avait poussés par les épaules. Ainsi connurent-ils qu'il peut être délicieux d'avoir peur. (Le Chablais ou le pays de mon enfance, 1931)

164. Henry Bordeaux : "Le Chablais de mon enfance".1/2.

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 ------------------------En 1931, Henry BORDEAUX (1870-1963) pleure son Chablais natal. Il exprime ce que nous ressentons lorsque nous retournons au pays natal après une longue absence. l'écrivian a le sentiment d'avoir perdu le cher pays de son enfance : le Chablais, de Thonon, d'Amphion et d'Evian . (source : médiathèque Ch. RAMUZ, Evian)-----------------------"J’ai perdu le pays de mon enfance, et peut-être chacun de nous est-il menacé de perdre le sien. Mais l'enjeu était pour moi plus considérable, parce que mon pays s'appelle le Chablais. Il n'existe plus. Il a disparu, comme autrefois, dans les temps anciens, l'Atlantide […] A vrai dire, il y a bien encore un Chablais. Il s'épanouit du lac Léman, par gradins successifs, jusqu'à la barre de rochers dentelés qui se découpent sur l'horizon tantôt comme des ombres chinoises et tantôt comme de flottants nuages. Ce dernier printemps, d'un belvédère de la rive suisse, je le regardais qui s'étalait paresseusement au soleil en face de moi, et je pensais le posséder tout entier dans un regard. Voyez comme il se creuse harmonieusement entre les pointes de Ripaille et d'Yvoire pour recevoir, au fond du golfe, Thonon dressé sur les eaux comme un îlot arborescent.
Voyez comme ces mêmes eaux bleues caressent les pieds d'Evian pareille à une blanche sirène. Voici des vignobles qui nous promettent un petit vin blanc si gaillard et si vif qu'on ne peut se lasser d'en boire et qu'on lui trouve sans cesse un goût de revenez-y, et voilà des crosses qui sont de hauts arbres morts autour desquels on fait grimper des sarments de ceps robustes, en sorte que les branches desséchées portent des guirlandes de pampres et de raisins à la saison des vendanges. La flottille des voiles latines regagne le port de Meillerie dont elle a distribué les pierres aux entrepreneurs des hôtels ou des banques de Lausanne, ou aux constructeurs du palais de la Société des Nations à Genève. Une plaine fertile, tantôt de ce vert tendre qui présage les moissons blondes, tantôt de ce vert plus foncé des taillis et des prairies, se déplie comme un tapis aux dessins réguliers jusqu'au premier étage des coteaux de Saint-Paul, de Féternes, d'Allinges, de Boisy, de Ballaison, de Langin.
La chaîne boisée des Hermones, du Forchet, des Moises et des Voirons abrite contre les vents et protège contre la chaleur cette contrée entre toutes favorisée pour sa douceur et sa gentillesse, tandis que les pointes élancées ou émoussées de la Dent d'Oche, des Cornettes de Bise, du Billard et du Roc d'Enfer se dressent au-dessus pour contenir les vallées d'Abondance, de Saint-Jean d'Aulph et de Bellevaux, dont les torrents se réunissent en une seule Dranse". Le Chablais ou le pays de mon enfance - Emile Paul frères, 1931
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