10.11.2008

263. Bachellerie. Une journée au bord du lac.


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1. Le matin.
L'aube a fait pâlir les étoiles, et sous la feuillée, le gazouillis des oiseaux, orchestre matinal, salue le jour qui commence. Tout s'anime. Les monts, titans pétrifiés en leur chevauchée orgueilleuse, précisent leurs formes. Du lac encore endormi, pareille à une gaze légère, monte une buée que tord l'air frais du matin. […] Du rivage, deux jeunes gens, presque deux enfants, contemplent, émus, ce spectacle sublime. Le jeune homme, pressant les mains de sa compagne, lui murmure des choses exquises, troublantes.
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2. A midi.
Les fleurs se pâment, inclinant leur tête, et semblent demander grâce. […] Le lac lui-même, cet éternel agité, parait dormir: grâce à la brume légère qui s'élève à sa surface et masque les côtes voisines, il donne l'illusion d'un océan. […] Le jeune couple du matin, en pleine force à cette heure, échange des regards de tendresse confiante et sereine, et l'homme sourit à la femme radieuse d'une maternité prochaine.
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3. Le soir
Le lac frémit dans son immense coupe de malachite. Pareil à l'oiseau fabuleux qui renaissait de ses cendres, le roi du jour approche du couchant, l'autel enflammé où il doit accomplir son propre sacrifice. L'horizon l'attire comme un aimant. Il s'enfonce peu à peu, mais son agonie est celle d'un dieu: il disparaît, il s'éteint en pleine gloire, dans une fulgurante apothéose. Comme si le soleil se mourait, la fiancée du matin, l'heureuse épouse de midi, la mère honorée du soir se retourna vers le vieillard, son compagnon.
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4. Coucher de soleil vu de Grande-Rive
Il ne resta bientôt plus de cette orgie de lumière, de cette bacchanale de tons, de ce finale échevelé que quelques accords mourants, sous forme de pourpre plaquée à de légères vapeurs à l'ouest. Et cette teinte alla s'affaiblissant encore, passant du carmin vif à l’incarnat, la nuance délicate que révèle la lumière traversant la chair, et qui doit être, s'il faut en croire certains théologiens, l'essence même du corps transfiguré.
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"Au pays évianais. Notes, impressions et souvenirs", pp. 121-124

262. Anna de Noailles : "Mes livres, je les fis ...."

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Texte du poème dont le manuscrit est reproduit dans le message 261
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Mes livres, je les fis, pour vous, ô jeunes hommes,
Et j'ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes
La marque de mes dents.
J'ai laissé mes deux mains sur la page étalées
Et la tête en avant
J'ai pleuré, comme pleure au milieu de l'allée
un orage crevant.
Je vous laisse, dans l'ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon coeur faible et doux qui eut tant de courage
Pour ce qu'il désirait.
Je vous laisse mon coeur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l'aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.
Voyez comme vers vous, en robe misérable
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N'ont pas les pieds si nus.
Et je vous laisse, avec son feuillage et sa rose,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours; et mon chagrin sans cause
Qui n'est jamais fini .....
(Les Eblouissements)

261. Anna de Noailles : manuscrit du 12 juin 1903

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"Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes . . . "