1.26.2008

196. Charles-Ferdinand Ramuz : "Pensée à la Savoie". 3/3.

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De tous les villages rangés sur la rive, serrés à la rive comme sont les nôtres et poussés à l'eau par le mont (rien que la place pour la route et la pente, aussitôt, commence), ils se sont mis en marche, un soir, pour les grandes marches d'ensuite et qui auraient pu être les nôtres. Presque rien à changer au grand décor des rochers et presque rien aux personnages. Et celles qui maintenant se désolent sont, elles aussi, tout près de nous. Je me souviens de certaines maisons et de certains petits jardins, et les bonnets noirs ruchés que mettent les vieilles, nos vieilles aussi les mettent. Elles se lamentent avec nos mots, presque, et alors c'est comme si le drame, anticipant là-bas l’événement, allait soudain passer les eaux. Parenté de la chair qui seule situe l'image. Certes il nous est possible, parce que le cœur est grand, de souffrir avec tous ceux qui souffrent, ceux mêmes d'une autre couleur, ceux de l'autre bout de la terre, mais quelle netteté, quelle intensité, quelle précision quand ceux qu'on pleure sont de notre sang !
Par où toucherions-nous de plus près à la guerre que par ceux qui sont nos voisins, de la même race, du même pays, bien qu'un voile bleu soit jeté sur eux, mais qui se déchire?
Et ne faut-il pas leur faire signe, à présent que tous nos garçons à nous sont rentrés, pas les leurs, et que leurs villages, de plus en plus, vont être des villages de femmes et des villages de vieillards ?

195. Charles Ferdinand Ramuz : "Pensée à la Savoie". 2/3.

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Et cependant, il vit, ce pays, à l'heure qu'il est, il souffre, Cela ne suffira pas à resserrer la parenté ? Cette communion qui manque, l'idée de le savoir blessé, ne va-t-elle pas l'établir, réveillant une sympathie ? Et alors reprendront leur sens, pour nous qui admirons surtout « la belle vue » et qui l'admirons un peu trop, la forme humaine de ces rochers, la forme vivante de ce rivage,
Ce n'est pas que rien ait changé en apparence. Toujours le même calme règne sur ce beau visage de lumière et d'ombre, dont le soleil couchant accentue le relief; c'est cette même grandeur de masse, cette tranquille assiette, cette sérénité; le pays de là-bas cache des choses en lui-même, il a cette pudeur du cœur qui donne tant de force à ce qu'elle laisse échapper; pourtant ces choses-là se savent, et nous n'ignorons plus son deuil.
Tous ceux qui sont partis de dedans ces maisons à gros crépi écailleux et lézardé, où des linges de couleur se balancent à la bise, où des femmes sont sur le seuil, tous ces garçons, un paquet sous le bras, les uns chantant trop fort, les autres trop silencieux, et qui étaient pêcheurs comme nous, vachers, laboureurs comme nous, même quelques-uns vignerons chez nous, avec des noms pareils, des figures, un accent pareils, ils sont partis, ils ne reviendront plus. Ils s'en sont retournés au dernier contour, ont encore crié quelque chose et le lac qui porte les voix, qui sait, si tout alors faisait silence, peut-être qu'un écho est venu jusqu'à nous.

194. Charles Ferdinand Ramuz : "Pensée à la Savoie". 1/3.

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Le thème de l’eau qui unit et de la communication interrompue - par la première guerre mondiale - est cher à Charles Ferdinand Ramuz. Il le développe dans un beau texte, peu connu, intitulé « Pensée à la Savoie », publié en 1915 dans « La gazette de Lausanne » et repris à la même époque per le journal d’Annecy « Les Alpes » -----------------------------Texte publié en 3 parties : 194 - 195 - 196-----------------------------Je regarde, ce soir, la Savoie. Les grandes montagnes sont bleues et blanches. Assises l'une à côté de l’autre, dans leurs grosses jupes à plis carrés, elles ont l'air, elles aussi, de vous regarder avec leurs figures éclairées. En haut est cet éclat du teint, en bas, le foncé de l'étoffe. Et dans le lac, à leur pied, leur image se montre en agrandissement, flotte sans cesse déformée, mais plus belle peut-être d'être mouvante, participant à une vie qu'elles-mêmes n'auraient pas. Pays en face de chez nous, pays que je vois tout le temps, pays que j'ai debout devant mes fenêtres et rien d'autre que lui, sauf l’eau dont non seulement les aspects mais même les bruits nous arrivent, qu'ils fassent sauter leurs pierres, qu'ils sonnent pour la messe ou bien qu'à grands coups de maillet, ils réparent le pont de leurs barques - pays en face de chez nous, est-ce qu'on pense assez à toi ?
Bien qu'un peu d'eau nous sépare de lui, qui est si vite traversée, pourquoi faut-il que la pensée ne puisse pas communiquer? Des fois, il nous envoie les troupes de ses effeuilleuses, ou les femmes qui vont au marché vendre des choses dans leurs corbeilles, mais jamais un petit signe, un petit bonjour, un simple geste de la main, et nous à lui, pas davantage. Oubli de ces deux rives l'une pour l'autre, ignorance l'une de l'autre: est-ce d'être toujours assises face à face, d'être obligées toujours de se considérer? Voilà que, prenant ma lunette, je compte dans le port de Meillerie les mâts noirs et serrés, comme un petit bois qui aurait séché; chaque toit se distingue, et chaque façade; ce chemin, je le suis de l'œil, déroulant ses lacets sur les pentes, mille fois; hélas! Jamais personne ne se montre aux fenêtres, jamais personne sur ces chemins.

La Tour de Peilz (gravure ancienne)

193. Dans les journaux : "Parcs et jardins d'Evian". 2/2.

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Le Messager ne pouvait moins faire que d'aller aux renseignements, M. Correvon s'est laissé aller bien cordialement à notre interview. Avec lui, nous lisons sur le plan en partant du Casino : deux cèdres puis un terre-plein, sorte de belvédère et de salle verte, un paysage et un dessin de fleurs encadrant un monument commémoratif aux héros Eviannais de la grande guerre, devant soi la pelouse rnodelée, une partie découpée à la française et un massif de verdure en plantes taillées. De l'autre côté du Casino le motif se répète à quelques détails près.
M. Correvon prévoit, côté Porte d'Allinges, un monument en souvenir du passage des réfugiés et de l'accueil touchant qu'ils reçurent à Evian ; mais, dans ce cadre grandiose, pas de groupe sculpté dans le déjà vu, le banal, c'est-à-dire pas de personnages tenant des drapeaux ou des clairons, la note théâtrale de mauvais goût.
Non, entre les deux cèdres, un beau bloc de granit tiré des contreforts des Alpes chablaisiennes, la belle pierre du Pays, une disposition à la manière antique, c'est-à-dire digne et majestueuse à la fois, des inscriptions simples, le tout s'encadrant dans la verdure, donnant une note bien particulière dans le décor alpestre.
« Un jardin est une oeuvre d'art, nous dit encore M. Correvon, ce n'est pas la première saison qu'il faudra juger, attendez que les végétaux aient acquis leur complet développement, que chaque chose ait pris sa place, le temps consacre peu ce que l'on fait sans lui. » Voilà Evian paré pour la saison. ("Messager agricole", le 24 avril 1920 )