12.08.2007

181. Rémy de Gourmont : "La prose de madame de Noailles".

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Nous connûmes bien des sortes de romantiques. Il y en eut d'exaspérés, il y en eut de doux. La gamme descend de Victor Hugo à Gérard de Nerval. On n'en vit presque aucun, cependant, et pas même Alfred de Musset, abdiquer toute raison : le plus fou eut ses heures de sagesse, je veux dire des heures où l'intelligence reprenait le gouvernement de la sensibilité. Il n'y a qu'une exception : George Sand.
Je ne voudrais pas comparer Mme de Noailles à George Sand : elle ne le mérite pas encore tout à fait, et il faut espérer qu'elle ne le méritera jamais entièrement. Mais enfin, toutes deux sont femmes, et elles en abusent. Le mérite de Mme de Noailles est d'en abuser avec élégance. De plus, elle écrit dans une jolie langue, toute fraîche. Son style a des grâces et même des enchantements : la lisière d'un bois, le matin, avec un pré qui descend vers un ruisseau, et toutes sortes de feuilles, de fleurs, d'herbes, de bêtes, de bruits, de lueurs. George Sand, que Nietzsche a si bien nommée « la vache à écrire », écrivait en effet comme un ruminant ; le ruminant passionné n'en est pas moins un ruminant.
Quelques-uns des plus agréables écrivains d'aujourd'hui, en prose ou en vers, étant des femmes, il est difficile de prétendre que la femme n'est point faite pour la littérature. Si c'est pour elle un métier factice, est-ce donc pour l'homme un métier naturel ? L'homme, de même que la femme, est fait pour vivre sa vie et non pour raconter des vies qu'il n'a pas vécues. Il faut une grande habitude de la civilisation pour supporter sans rire l'idée qu'il y a à Paris deux ou trois mille créatures humaines qui vivent enfermées en de petites chambres, la tête penchée, les yeux vagues, une plume aux doigts. Cela est d'autant plus comique que le résultat de ces écritures, hâtives ou fiévreuses, demeure généralement inconnu. Les hommes persévèrent longtemps. Plus pratiques, les femmes désirent toucher rapidement le but. Chaque nouvel éditeur, chaque nouvelle revue, chaque nouveau journal voient venir à eux des martyrs de l'espoir littéraire qui avouent détenir en des tiroirs des douzaines de romans inédits. Il est très rare que les femmes soient aussi tenaces ; cependant, comme le nombre de celles qui écrivent s'accroît sans cesse, le moment approche où, aussi peu favorisées que les hommes, elles devront attendre et vieillir, en pleurant sur les moissons de leur génie.
Présentement, elles sont à la mode. M. Maurras en a compté quatre, dont le talent de poétesse ne le cède au talent de poète d'aucun de leurs contemporains. Quatre, c'est peu. Il y en a d'autres ; il y en a quatre ou cinq autres, au moins : je pense que les dieux ont voulu qu'elles soient neuf, comme les Muses. Presque toutes rédigent, alternativement des romans et des poèmes ; la plus célèbre est Mme de Noailles.
Si le romantisme pouvait renaître, l'auteur de la Domination en serait le thaumaturge. Aucun écrivain d'un talent égal n'a paru, depuis George Sand, qui se soit aussi follement laissé conduire par le sentiment et par le caprice. Peu d'hommes, même de ceux qui n'ont pas beaucoup de suite dans les idées, seraient capables de concevoir un roman aussi désordonné et aussi obscur que la Domination. Mais, concevoir ? Qu'y a-t-il de conçu en un tel livre, si ce n'est le titre et les premières pages ? C'est un gazouillis d'oiseau lyrique, et presque rien de plus. Il vole, cet oiseau, il plane, il redescend ; il nage alternativement dans tous les azurs, celui des cieux, celui des eaux, celui des âmes, celui des yeux.[...] La nature de Mme de Noailles semble être de s'arrêter à moitié chemin, de s'asseoir et de songer qu'il est doux d'avoir oublié le but de son voyage. Celui qu'elle vient de nous conter se perd dans les brumes qui ont caché au pèlerin la cime de la montagne, mais avec quel charme elle nous les décrit, ces baumes, et que d'azur encore jusque dans ces ténèbres !
La Nouvelle Espérance était l'histoire d'un égoïsme féminin ; la Domination aurait pu être l'histoire d'un égoïsme masculin : ce n'en est que l'ébauche, et à peine visible.
C'est un jeune homme qui se croit destiné à conquérir le monde. Son ambition touche à la folie : « Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne pourprée, et porte à son sommet mon image ! » Ayant publié un livre qui est remarqué, il compare ses ivresses à celles qui, sans doute, au même âge, troublaient le « jeune Shakespeare ». Tout cela est exposé longuement, sans ironie aucune ; on croit à un essai de caricature, c'est une intention d'épopée.
Cet amant prématuré de la gloire se destine également à être l'amant de beaucoup de femmes :
« Les femmes, dit-il, ne me font pas peur. »
Une troisième ambition doit tenter un homme si ardent. Il médite avec émotion cette phrase célèbre : « César pleura lorsqu'il vit la statue d'Alexandre. » Alors, l'éclat de ces deux noms divins, ces larmes, et ce qu'il y a chez le héros d'humain et de surhumain fondirent le cœur du jeune homme, exaltèrent en lui l'orgueil et l'âpre volonté. »
Tel est le thème triple et unique du roman. On songe à Balzac. Mais Balzac lui-même recule. Il y a des limites au génie. Raconter les actes, développer la psychologie d'un homme qui va être à la fois Shakespeare, Don Juan et César, qui cela pourra-t-il jamais tenter ? Une jeune femme sourit avec nonchalance ; elle a lu des contes de fées où il arrive des choses encore plus merveilleuses. Mais dans la Domination, il n'arrive rien que des histoires d'amour. Le héros de Mme de Noailles n'est même pas Don Juan ; il est l'amoureux, le très ordinaire amoureux, celui des aventures qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est glorieux de les avoir connues.
Depuis George Sand et Musset, Venise est le seul cadre qui convienne aux amours romantiques ; il faut, paraît-il, à certains épanchements, l'abri des gondoles. On ne peut pas être lyrique dans un compartiment de chemin de fer ; l'usage s'y oppose ; la gondole, cependant, autorise les plus sublimes divagations. Venise ! Là seulement on peut aimer avec distinction. Il y a aussi Bruges-la-Morte. Mme de Noailles n'a pas manqué de faire participer cette ombre illustre aux émotions de son héros. Héros, du moins, de l'impertinence, car, chose singulière, ce roman, écrit par une femme, respire le dédain de la femme, créature sans importance et qui n'existe que dans le désir de celui qui les aime. C'est une idée qui n'est pas tout à fait déraisonnable, et les femmes elles-mêmes semblent l'admettre, car elles sentent bien qu'elles ne vivent plus dès qu'on cesse de vivre pour elles. Elles ont encore plus besoin d'être aimées que d'aimer, encore qu'il leur soit cruel de détester qui les aime. Mais, vraie pour la femme, cette idée serait-elle fausse pour l'homme ? Si différentes que soient les manifestations extérieures de la sensibilité dans l'un et l'autre sexe, son essence est la même. On voit d'ailleurs, dans la recherche de l'amour, les femmes montrer une réserve qui prouve que leurs besoins d'affection ne sont pas irrésistibles. Les femmes se laissent séduire ; mais les hommes, bien plus encore, et bien plus facilement.
Voici les aphorismes de Mme de Noailles sur l'irréalité de la femme. C'est son héros qui parle, Antoine Arnault : « Oui, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu vers elle, et leur résignation, c'est de pleurer sur notre cœur. Elles n'ont pas de réalité, une reine qui ne plairait pas à son page ne serait plus pour elle-même une reine. »
On lisait dans un petit roman, paru il y a quelques années et que je ne nommerai pas : « Le privilège de vivre ! Mais vous seriez la seule, Hyacinthe, la seule entre vos pareilles ! Vous ne vivrez qu'en celui qui vous aura fait souffrir. » Les paroles de Mme de Noailles résument assez bien ce livre peu connu, et qui passa en son temps pour paradoxal. Cependant, comme toutes les femmes, elle exagère : et puis, ce n'est pas tout à fait la même chose de se réaliser dans la douleur ou de se réaliser dans le plaisir.
L'impertinence d'Antoine Arnault n'est ici que psychologique. D'autres hommes, qui ne le valent pas, ont sur les femmes des opinions plus bizarres encore et plus excessives. Où son insolence égoïste dépasse en horreur tout ce que l'on peut imaginer de la dureté grossière d'un amant repu, c'est quand il écrit, en la quittant, à une femme qui souffre déjà à cause de lui : « Quelle part de vous ai-je aimée en vous, je ne sais. Je me suis aimé moi-même sur votre douce et claire beauté. » Et ceci encore : « Oubliez-moi, et plus tard, si vous aimez l'orgueil, qu'il vous soit cher de penser que c'est vous que, dans Venise, Antoine Arnault a aimée... C'est vous qui chanterez dans mes livres au regard des jeunes hommes. Petite immortelle qui sans moi fût demeurée secrète, une dernière fois je vous contemple comme une créature vivante, et maintenant j'entre avec vous dans le jardin des souvenirs, âme endormie et divine... »
Seulement, la délaissée n'aura pas même la consolation, bien médiocre pour une femme qui aime, de figurer en quelque roman libertin, thème de descriptions trop claires, car Antoine Arnault n'écrira plus. Il se marie, devient amoureux de la sœur de sa femme et meurt en même temps qu'elle, sans que l'on sache de quoi, ni pourquoi, quand l'auteur, ennuyé de ce roman absurde, le clôt brusquement, sans aucune explication.
Des romans absurdes, il en paraît tous les ans des centaines ; mais celui-ci a cette singularité de déceler en même temps un très grand talent et même une sorte de génie du style. On s'est amusé à piquer, çà et là, dans ces trois cents pages, quelques phrases d'une correction équivoque : s'il fallait noter toutes les images délicieuses et neuves dont il est rempli, il serait plus court de transcrire le volume tout entier. Etant donnée l'incohérence de cette histoire, c'est du lyrisme intempestif, mais c'est du lyrisme.
Ainsi que le Visage émerveillé, on acceptera la Domination comme poème ; on en lira quelques pages, en oubliant qu'elles font partie d'un ensemble, car cet ensemble est incompréhensible.
« La sensibilité, a dit Maurras, à propos de la comtesse de Noailles, diffère de l'art ; mais elle est la matière première de l'art. » C'est très exact. Ici la matière première est restée à l'état naturel, ou à peu près. On ne nous a pas donné une œuvre d'art, mais seulement les éléments avec lesquels cette œuvre, si les dieux l'avaient voulu, aurait pu être édifiée. Ils ne l'ont pas voulu. Ils ont laissé la femme étouffer le romancier, et le sentiment étouffer dans la femme le peu de raison constructive dont son intelligence était capable.
Ne jugeons pas les femmes qui écrivent d'après les vieux principes, qui furent posés par des hommes, pour des hommes. Il ne faut leur demander que ce que leur nature leur permet de donner. Cela peut très bien être supérieur, en certaines parties, à ce que donneraient les meilleurs d'entre nous. Mais il est surtout nécessaire que cela soit différent. Voici une femme qui écrit sans se guinder à imiter le ton des hommes : c'est déjà un grand mérite, et c'est un grand charme. (rédigé en 1905)
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A consulter :
Léon-Paul Fargue, « Présence d'Anna de Noailles », Portraits de famille, J. B. Janin, 1947,
Jean de Gourmont, « Comtesse de Noailles », Muses d'aujourd'hui. Essai de physiologie poétique, Mercure de France, 1910

180. René Mossu : "Les secrets d'une frontière".

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Si les objets inanimés ont l'âme que leur prêta le poète, le frêle esquif a souffert davantage du génie de la destruction de son bourreau que de ses coups. Naguère, pendant les belles soirées d'été, quand le mystère de la nuit rejoignait le mystère des eaux, les cris de la jeunesse exubérante se mêlaient aux chants' des dîneurs, attirés sur les terrasses par la friture. Et les batelets manquaient de chavirer en même temps que les cœurs.
Heureux temps ! Celui où les bateaux-salons étaient les traits d'union mouvants de deux pays. Maintenant ils nous fuient par ordre, à regret, semble-t-il, car ils paraissent, de Nyon, mettre le cap sur Excenevex, puis brusquement se ravisent et se tournent vers Morges, sous l'effet d'un brusque coup de barre. Ils n'osent même pas s'aventurer dans les eaux occupées. Chaque jour, nous les suivons de halte en halte, quand ils ne se confondent pas avec le mur d'un parc ou la façade d’une maison. Nous les citons aussi : "Le Vevey" entre en rade d'Ouchy. Ou bien :  "Le Simplon" cingle vers Hermance.
Il arrive que nous les perdions de vue ; c'est qu'une baie les a absorbés ou que le soleil irradie les hublots au point que nous ne pouvons plus les fixer. Alors, nous guettons leur sortie de 1'anse où ils ont disparu entre deux pointes de terrain et jusqu'à leur réapparition, nous sommes impatients. Combien de mois, d'années s'écouleront avant que nous puissions distinguer la casquette cerclée d'or du maître timonier, avant que gémisse la corde sur les piliers de nos escales ?
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A la frontière suisse. Le document ci-dessus est un Autochrome Lumière, procédé photographique couleur très ancien, à base de grains d'amidon colorés sur plaque de verre. Les clichés, mis à disposition par Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, ont été réalisés entre le 16 et le 23 juin 1917 par le photographe Paul Castelnau (1880–1944).

179. René Mossu : "Les secrets d'une frontière".

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Il y a aussi les bruits que nous captons: le roulement des trains suisses dont les échos se répercutent, de quart d'heure en quart d'heure, jusqu'au fond de notre solitude grâce à la nappe sonore du lac, le battement régulier des palettes d'un bateau, l'appel modulé des sirènes. Chers bruits que rien n'arrête, rien ... Les barques de pêche elles aussi, sont prisonnières. Elles portent un numéro matricule comme nos captifs dans leurs « stalags » .et sont enchaînées entre elles, comme des forçats. Rivées à de lourdes ancres dont l'usage est imposé, cadenassées deux par deux, liées par des câbles, elles grincent de colère sous les fers qui les domptent, malgré le clapotage, […] Elles avaient des noms charmants, évocateurs d'idylles, de l'amour simple mais profond des gens du peuple, des fleurs et des grandes aventures. […] Quand le printemps revenait, de Tougues à Meillerie, on les alignait, la quille dirigée vers le ciel, pour leur toilette annuelle. Ternies par l'eau et l'hiver, elles retrouvaient des couleurs vives, sous l'action des pinceaux, l'aspect pimpant du neuf Les patrons humaient l'air frais des matins légers de mai sur le seuil des maisonnettes ouvertes ou prenaient à pleines mailles les filets dressés sur les tréteaux. Dans les villages de la côte savoyarde, dont les maisons se pressent au bord du Léman comme pour mieux s'y refléter, l'odeur de la peinture imprégnait l'air.
Heureux temps ! Juin venu, les bateaux de plaisance se paraient de coussins de cuir rouge. Maintenant, ils meurent de sécheresse,' lentement, dans les, garages abandonnés; L'un d'entre eux, cependant, le plus racé, gît, sous trois mètres d'eau, éventré de la proue à la poupe, les varangues criblées de balles. Il se nommait Mistralette, en souvenir d’une jeune Provençale de passage, d'une belle fille aux yeux verts qui avait tourné la tête de plus d'un garçon, pendant sa villégiature. Vers minuit, la vedette chargée de la surveillance du lac, qui avait appartenu à l'administration des douanes françaises, avant d'être réquisitionnée par la marine royale italienne, puis de passer aux mains de la Kriegsmarine, avait surpris le léger cahot dans le faisceau lumineux de ses phares. Un couple enlacé s'y balançait au gré de la brise et appréciait fort ce plaisir défendu s'ajoutant, double attrait, à un fruit qui ne l'est pas moins et perdit nos premiers parents. Les amoureux avaient essuyé des coups de feu. Et le lendemain, les bateliers avaient vu un Feldgram, chargé d'une mission de vengeance, s'acharner sur la coque et la mutiler avec une joie sadique que des éclats de voix sarcastiques rendaient plus odieuse.

178. René Mossu : "Les secrets d'une frontière". 1


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Messages 178, 179, 180 : trois extraits d'un ouvrage de René MOSSU, Journaliste, Directeur du Messager de la Haute-Savoie de 1932 à 1970. Dans "Les secrets d'une frontière", publié en 1946 puis réédité en 1972, l'auteur relate avec talent des épisodes émouvants ou dramatiques, des anecdotes, des actions retentissantes ou héroiques de la période de l'occupation dans la zone frontière du Chablais.
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Notre rive doit ignorer l'autre. Sous la grille de la mairie, cette maison blanche posée au bord de la route, en dehors de l'enceinte fortifiée, et qui paraît appartenir à un autre village, tant elle détonne près des murs moyenâgeux, l'affiche officielle est intransigeante dans sa brièveté : Le lac est interdit. Peut-être, demain, ne pourrons-nous plus diriger nos regards vers Nyon qui, ce matin, prolonge son sommeil derrière un écran de brume, de cette brume légère et fragile que le jour naissant dispersera bientôt à grands renforts de lumière. L'eau aussi, nous est .défendue ; comme si elle pouvait ranimer nos forces défaillantes, mettre un terme à notre accablement. Nous ne pouvons ni remplir le creux de nos mains, ni nous pencher sur les pierres glissantes pour ramasser l'herbe arrachée au quai de Rolle, que les vagues bénies nous apportent, cette algue que nous aimerions presser sur notre cœur comme le bouquet d'amis sincères et éloignés.
Des amis ! Nous devons ignorer ceux d'en face. Nous sommes à l'index, isolés comme des lépreux. De l'autre côté du Léman, nous cherchons, à la dérobée, des images familières. Le Jura, décor de vacances, que nous regardions sans en retenir les détails; exerce sur nous, maintenant, une irrésistible attirance. Jusqu'à Genève, et même au delà, il étale, austère, ses bois de sapins.
De l'autre côté, de Prangins à Rolle, il fait, sur ses flancs, de larges concessions aux prairies, puis il s'efface soudain à l'arrière-plan pour laisser aux vignobles qui s’étagent sur les coteaux vaudois la meilleure place. Enfin, plus loin que Lausanne, montagne et collines se mêlent et leurs limites s'estompent en même temps que les aspérités de terrain se nivellent. Je ne sais quel instinct me pousse à mieux connaître les choses dont je suis subitement privé. Pourquoi les ai-je si longtemps dédaignées ? Nous cherchons aussi des points de repère pour en fixer définitivement l'emplacement dans notre champ visuel: l'échancrure de la Faucille, le, Grand Hôtel de Saint-Cergue surplombant son ravin, les pylônes rouges et blanc de Prangins dont les ondes portaient, aux quatre coins du monde, les paroles de paix de la défunte Société des Nations.

177. Maurice Clavel : "La lumière du lac". 3.

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3. La brume de lumière était toujours là. D'un jaune paille très tendre, elle se mêlait à des gris où se devinaient déjà les montagnes de Savoie. Bisontin les guettait. Il savait le combat qui allait se livrer entre l'ombre et la lumière. Il eût aimé regarder partout à la fois. Devant lui, où se creusaient des puits bleutés au fond desquels apparaissaient de manière fugitive des neiges et des terres mauves; à sa droite, où la masse des brouillards semblait s'épaissir et s'avancer vers lui; à sa gauche, où l'eau brasillait, fumait, accrochait le feu d'un soleil encore invisible mais déjà présent. Le cœur de l'incendie explosa soudain et de longues flammes vinrent lécher la rive jusqu'à ses pieds. Il sentit le long de son échine un frisson qui finit par l'envelopper tout entier.
Il dut lutter très fort contre une terrible envie de crier. En lui, une voix qui n'était pas tout à fait la sienne; une voix étouffée par l'émotion répétait :
« Bon Dieu, tu n'as jamais été aussi beau ... jamais ... jamais ... »
Bisontin se raidit. D'un revers de main" il essuya une larme et grogna :
« Est-ce que la lumière me ferait mal aux yeux, à présent? »
Puis il regarda de nouveau, pris par cette féerie qui n'était là que pour lui et qui semblait appartenir à un autre univers. Toutes ces lueurs et ces ombres mêlées entraient en mouvement, et c'était un peu comme si le lac tout entier· se fût mis à fumer, pareil à une soupe sur un grand feu, un feu dont les lueurs jouaient partout. Le vent ne venait pas vraiment du nord et chantait pourtant avec le même accent que la bise. Il malaxait cette vapeur, la poussait vers les lointains, la ramenait parfois jusqu'à la rive. Soudain, une large déchirure se creusa, toute dentelée d'or et d'argent, avec des gouffres bleus et violets. Au fond du plus profond et du plus large de ces gouffres, apparut une montagne blanche et mauve, aiguë, aux arêtes tranchantes conme celles des silex. Une montagne lointaine et qui, à cause de la lumière, paraissait si proche qu'on avait envie de la toucher.

176. Maurice Clavel : "La lumière du lac". 2.

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2. Cette nuit-là, le compagnon ne fit que 'plonger trois ou quatre fois dans un mauvais sommeil tout habité d'obscurité glaciale, et l'aube le surprit au sortir d'un de ces sommes. Elle était là, collée à la bâche dont tout un côté s'éclairait. Tout de suite le compagnon fut debout, encore sceptique.
Les autres dormaient toujours, mais Bisontin ne pouvait demeurer plus longtemps sans savoir. En silence, il ouvrit la portière de toile et descendit de voiture. L'aube était bien là, telle qu'il l'avait rêvée sans oser l'espérer. Elle s'avançait à sa rencontre, claire et luisante, offerte à la joie.
Le premier regard du compagnon vola en direction du lac, mais le rideau de peupliers et les haies d'épine noire portant une multitude de nids limitaient la vue. Personne d'autre n'était levé et Bisontin fut heureux de sa solitude. Il suivit la Morge qui s'en allait, amaigrie par le froid entre deux rives de glace. Il s'accrocha aux épines d'où tombèrent en crépitant comme un feu de gros paquets de givre. Le sol de feuilles gelées était sonore. Il pétillait, craquait, chantait sous la semelle. Bisontin traversa encore un taillis d'osiers, de joncs et de ronces pour déboucher enfin sur une longue plage que le soleil levant prenait en enfilade et faisait étinceler.
Le charpentier demeura un instant le souffle coupé. Quelque chose en lui venait de se nouer qu'il laissa se dénouer lentement avant de murmurer:
« Bon Dieu, je t'ai rarement vu aussi beau! » Il s'avança sur le sable et la vase durcis. Il s'arrêta au ras de la glace craquelée, givrée, bosselée, travaillée à la fois par les eaux et la chaleur des midis. Sous cette croûte tantôt blanche comme neige et tantôt transparente, venaient mourir les vagues. Un bruit cristallin se tenait là en permanence, dominé de temps à autre par le cri d'une mouette. Un instant, en présence de cette glace que striaient par endroits quelques traces de vase, Bisontin fut visité par le souvenir du visage pétrifié de Manet. Mais il chassa cette vision.