2.15.2008

242. Pierre Lartigue : "Sur le lac, au temps des bacouni".

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Quelque chose bougea dans le paysage, et attira son attention. C'était en bas, dans la profondeur azurée du vide. Le long de la ligne dentelée des bois, qui masquait la rive et le village, une forme se mouvait, se détachait lentement de la côte et avançait vers le large. C'était une barque, une des grandes barques de Meillerie qui, profitant de la Vaudaire qui se levait, était sortie du port. De cette hauteur, on ne voyait guère la coque, sans doute lourdement chargée, mais seulement, sur leurs antennes croisées, les deux grandes voiles triangulaires qui dessinaient, chacune vers son bord, les ailes d'un oiseau qui prendrait son essor. Bientôt une deuxième apparut, puis une troisième. Suspendues dans l'espace, elles suivaient l'une après l'autre la même ligne uniforme du vent, dans une allure benoîtement paisible, régulière et équilibrée, celle de trois servantes en marche pour apporter chacune quelque offrande à un personnage invisible dans le lointain, en l'honneur de qui elles auraient revêtu leur plus belle coiffe, dont la blancheur lumineuse étonnait par sa netteté dans tout ce large environnement bleu et vague.
Longtemps, Joseph suivit des yeux le lent cheminement des trois barques, puis il vit leurs formes successives s'évanouir derrière le rideau de verdure qui, sur sa gauche, fermait la vue. Il restait ébloui de cette apparition, comme s'il n'avait jamais vu, auparavant, les gracieuses allées et venues qui rythmaient la vie de son village, ces arrivées et ces départs quotidiens vers le fond du haut lac, ou vers la rive opposée, ou Evian, ou Genève, dans une ronde incessante de chargements et de déchargements.
Quel que fût le temps, il y avait toujours un transport à faire. Le nombre des barques, dans le port, augmentait régulièrement. On embauchait des bateliers dans tous les villages du canton. Lui-même avait, à la fin du service et avant son mariage, hésité à prendre ce métier qui le tentait. Puis il avait connu Marthe, et tout s'était joué. Il sentait en lui, maintenant, comme une amertume inquiète de s'être laissé séduire si facilement par la sécurité monotone de la vie de cafetier. (Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 15)