2.15.2008

241. Pierre Lartigue : "A Meillerie".


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A Meillerie, la montagne tombe si raide sur le lac que, dès novembre, on ne voit quasiment plus le soleil de deux mois. Il y a juste la place pour le village, tourné vers le Léman; et vers le nord. Sur le haut du village, […] tout de suite, la pente qui s'élève dans les bois; ou, passées les dernières maisons, les carrières, au-dessus du port. Pas le moindre petit champ qui serait plat, pour y faire un peu d'orge; et même, elle viendrait mal; ni même un pré, où mettre deux vaches. Le village vit de la pêche, et surtout des carrières. En face, de l'autre côté du lac, les Suisses ont toutes les veines, eux: de jolis coteaux bien ensoleillés, des vignes en veux-tu en voilà, des petites villes claires, nettes et propres. Ici, la pierre est grise, et la montagne vert sombre, presque noire. On s'y fait.
Joseph soufflait, dans sa montée. Depuis quelques mois, avec la vie sédentaire qu'il menait, il s'empâtait. Il décida de faire une pause, avança jusqu'au lacet suivant, où les sapins clairsemés laissaient une large ouverture sur le ciel, et s'installa sur une pierre au bord du chemin.
Sous ses pieds, et devant lui, s'arrondissait l'immense coupe bleue du lac, tout juste cernée, au loin, par la côte suisse qui formait comme un liseré pâle et doré, dans la brume légère du matin, entre l'eau et le ciel. Sous lui, la brosse sombre des crêtes de sapins, encore dans l'ombre, filait comme un vertige en marquant quelque temps les distances, puis s'évanouissait. A droite, les premières montagnes du pays de Vaud émergeaient en plaques brillantes et renvoyaient les éclats du premier soleil, jets lumineux portés par les souffles légers d'une brise d'est qui venaient lécher la surface du lac, faisaient fondre sous les risées les aires d'eau tranquille, en un immense mouvement concentrique et silencieux, comme si toute cette masse immobile d'air et d'eau allait, lentement, se décaler vers l'ouest.
Joseph, perdu dans une rêverie vague, soupirait de joie devant cette grandeur du lac, devant cette majesté paisible, où les vapeurs fuyantes découvraient un infini de possibles, un mirage de bonheur souhaité.

Pierre Lartigue.
"Charlotte des carrières", page 14. Collection Espace et Horizon, Editions Cabedita, BP 09, 01220 DIVONNE LES BAINS. Je recommande à mes lecteurs les remarquables collections de cette maison d'édition dont le site mérite une visite attentive : http://www.cabedita.ch/