4.23.2007

103. Martine de Rosny-Farge : "La petite fille du lac". 1/3.


-------------------------
Pendant les cinq années de guerre, la ligne de démarcation avait coupé la France en deux, et nous avions passé les étés chez nos grands-parents. La paix revenue, ma famille retrouvait le chemin du village. A six ans, c'était pour moi la première fois.
Nous avions dormi dans le train. Emergent le souvenir du bruit, ta-pi-top, ta-pi-top, des escarbilles qui nous laissaient des traînées noires sur la peau, du va-et-vient des fils électriques qui semblaient mener une danse incessante de corde à sauter. Au petit matin nous avions pris le car. Après maints tournicotages, nous nous étions enfin arrêtés au centre du village, saouls de bruits et de mouvements. […] C'est alors que j'ai vu le lac. Je me souviens de cette eau comme si c'était ce matin ...
Je me souviens de sa transparence, de sa fluidité, du petit clapot, de sa chanson frisottée qui caressait le sable, de cette lumière à la fois bleue et rose qui éclairait doucement les pierres dans une atmosphère un peu verte et rafraîchissante. Habituée à l'Oise, la transparence de cette eau, sa limpidité dorée laissait naître en moi d'imprévisibles possibilités. L'Oise plus glauque, au courant irrésistible, était dangereuse. Cette eau-là ne demandait qu'à se laisser apprivoiser. Je l'ai touchée, tout doucement.
Un gros poisson blanc flottait près de la glissière. Mes frères et moi avons poussé des cris d'admiration. Nous nous apprêtions à le saisir lorsqu'une grande fille rieuse, qui allait devenir notre belle-sœur, s'est moquée de nous.
- Pouah! Il est crevé!
Son rire me laissa perplexe. Il était mort, ventre en l'air... Et alors? La guerre et les bombardements nous avaient familiarisés avec la destruction. Ce jour-là j 'ai eu l'impression que la vie gagnerait. Le poisson flottait, allait se décomposer. Mais cette eau resterait vivante, source de plaisir et de découvertes. J'ai levé les yeux, regardé plus loin. L'eau était partout.
Aujourd'hui, ces souvenirs m'étonnent. Avant d'atteindre le portail, nous nous trouvions dans un jardin ami, en terrasse sur le lac. Il est impossible que nous ne nous soyons pas approchés de l'eau pendant que les adultes se retrouvaient après six ans de séparation. Et pourtant, c'est seulement sur la glissière à bateau, à l'intérieur du port que j'ai lié amitié avec le Léman. Dans ce modeste coin de village est née une affection frémissante et forte. Sur la terrasse, j'étais chez les autres. Ici c'était la liberté. J'avais deviné que je pourrais y mener toutes sortes d'aventures enfantines sous le regard bienveillant et discret des villageois. Le monde s'était dilaté. Encore maintenant, il me semble que c'est à l'aune de cet instant que je mesure mes joies.
C'est peut-être pourquoi je veux décrire le village, et raconter ce que furent ces êtres qui ont entouré mes vacances d'enfant. Et je le ferai avec mes yeux d'alors, avec les impressions qui furent les miennes, transformées en souvenirs inséparables de toutes les années écoulées depuis, avec le lac pour toile de fond comme une sorte de personnage principal.
---------------------
Editions Cabédita CH-1137 Yens sur Morges
Internet :
www.cabedita.ch