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Après, ce fut la Suisse, la Suisse véritable, ou plutôt la Suisse vue d'en face, de l'autre côté d'un lac prévu tout exprès pour refléter ses neiges et ses rochers, et ses pâturages et ses vignes. Cette fois, j'étais pris, ensorcelé, il y en avait de trop, jamais je ne pourrais tout goûter, absorber, digérer. J'en aurais pour la vie entière; il me faudrait revenir, aller ailleurs vers des sommets à peine entrevus derrière d'autres sommets plus proches, les gravir parfois, mais surtout contempler.
Contempler, le grand mot jeté qui est l'achèvement de l'œuvre, la véritable raison d'être de l'œuvre; je pense à ce sculpteur assez pur, assez innocent, qui n'a pas peur d'être ébloui par ce qu'il vient d'achever. Contempler, n'est-ce pas la véritable vocation des montagnes, objet et sujet de contemplation? Leur vie, la vie des montagnes ne peut se concevoir sans une grande part de contemplation, un réfléchissement, comme celui que portait ce lac Léman de mon enfance. Le jour, réfléchissement des sommets et des nuages sur les eaux vibrantes de perches et d'ablettes, la nuit, celui des villages et des villes mêlés à la doublement vivante pérégrination des mondes stellaires.
C'est dans un grand concours d'éblouissements et de menues expériences qu'eurent lieu mes fiançailles avec la montagne. Ce fut la Dent d'Oche où mes dix ans firent merveille, où je découvris la volupté de se pencher sur les eaux cascadantes, comme pour boire à la nature tout entière. Ce fut là aussi que dans un creux de haute prairie, je plongeai mes mains dans un trésor de cristaux glacés que le soleil d'août n'arrivait pas à dilapider. (La Montagne et ses hommes)