3.16.2007

69. Maurice Denuzière : "A Lausanne".

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La Veveysane appréciait surtout de vivre un temps dans une vraie ville qui comptait, d'après un recensement récent, douze mille six cent vingt-neuf habitants, de nombreuses boutiques, des artisans habiles, des peintres, des orfèvres, des libraires-éditeurs et où l'on croisait de plus en plus de touristes étrangers, les excursions autour du lac et en montagne devenant à la mode. Seules les menaces que faisaient courir à la paix civile les menées des fédéralistes, qui réclamaient une plus grande autonomie des cantons, et les réactions vigoureuses des conservateurs, qui exigeaient le respect des droits féodaux, décourageaient parfois les visiteurs de séjourner à Lausanne, chef-lieu du canton du Léman.
Si, de la terrasse de la cathédrale Notre-Dame, devenue temple protestant où elle n'entrait jamais, Charlotte apercevait, par-delà les toits, le clocher de l'église Saint-François transformée en manège, le donjon, dernier vestige du château d'Ouchy, le lac et, au loin, les cimes savoyardes, elle ne voyait ni vignes ni champs, ni troupeaux meuglants ni paysans en sabots, bêche ou râteau à l'épaule. Ici, la nature devenait jardin discipliné, loin des espaces voués aux cultures vivrières. La verdure, les arbres, les buissons n'étaient qu'ornements agencés, la pomme de terre ne disputait point la place aux fleurs.
Charlotte voyait dans ce désistement, dans ce superbe gaspillage de terre cultivable, une superfluité, un luxe qui n'appartenait qu'à cette ville des collines où l'on ne faisait que monter et descendre. Elle aimait, par la rue de Bourg et la rue du Pont, se rendre dans le quartier de la Palud. Devant le vieil hôtel de ville, centre de la vie civique depuis le XVIIC siècle, autour de la grande fontaine surmontée d'une statue de la Justice brandissant son glaive, elle surprenait parfois les mots crus que se lançaient les lavandières et les porteurs d'eau. Les jours de marché, elle admirait l'abondance des étals, la façon dont les maraîchers présentaient, en pyramides, fruits et légumes, les meules de fromage de la Gruyère et du Jura, les molettes de beurre, fraîchement extraites des moules avec, en ronde-bosse, des vaches aux pis énormes qui attestaient la générosité des laitières et l'excellence du produit.
Autour de l'église Saint-François, ou dans le quartier Saint-Laurent, Charlotte se frottait au petit monde industrieux des artisans, des boutiquiers, des employés du commerce, de la banque et des demoiselles de magasin. On pouvait confondre ces travailleurs au pas assuré avec des bourgeois, tant les hommes soignaient leur tenue et les femmes leur toilette. Les indiennes de la fabrique Pertuson ou les fins lainages de la filature de Judith Marcel, qui fournissait les grandes maisons de Zurich et de Berne, méritaient attention, comme les belles peaux que les tanneurs livraient aux chausseurs.

in "Helvétie". Maurice Denuzière, page 288 et 289.