1.26.2008

194. Charles Ferdinand Ramuz : "Pensée à la Savoie". 1/3.

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Le thème de l’eau qui unit et de la communication interrompue - par la première guerre mondiale - est cher à Charles Ferdinand Ramuz. Il le développe dans un beau texte, peu connu, intitulé « Pensée à la Savoie », publié en 1915 dans « La gazette de Lausanne » et repris à la même époque per le journal d’Annecy « Les Alpes » -----------------------------Texte publié en 3 parties : 194 - 195 - 196-----------------------------Je regarde, ce soir, la Savoie. Les grandes montagnes sont bleues et blanches. Assises l'une à côté de l’autre, dans leurs grosses jupes à plis carrés, elles ont l'air, elles aussi, de vous regarder avec leurs figures éclairées. En haut est cet éclat du teint, en bas, le foncé de l'étoffe. Et dans le lac, à leur pied, leur image se montre en agrandissement, flotte sans cesse déformée, mais plus belle peut-être d'être mouvante, participant à une vie qu'elles-mêmes n'auraient pas. Pays en face de chez nous, pays que je vois tout le temps, pays que j'ai debout devant mes fenêtres et rien d'autre que lui, sauf l’eau dont non seulement les aspects mais même les bruits nous arrivent, qu'ils fassent sauter leurs pierres, qu'ils sonnent pour la messe ou bien qu'à grands coups de maillet, ils réparent le pont de leurs barques - pays en face de chez nous, est-ce qu'on pense assez à toi ?
Bien qu'un peu d'eau nous sépare de lui, qui est si vite traversée, pourquoi faut-il que la pensée ne puisse pas communiquer? Des fois, il nous envoie les troupes de ses effeuilleuses, ou les femmes qui vont au marché vendre des choses dans leurs corbeilles, mais jamais un petit signe, un petit bonjour, un simple geste de la main, et nous à lui, pas davantage. Oubli de ces deux rives l'une pour l'autre, ignorance l'une de l'autre: est-ce d'être toujours assises face à face, d'être obligées toujours de se considérer? Voilà que, prenant ma lunette, je compte dans le port de Meillerie les mâts noirs et serrés, comme un petit bois qui aurait séché; chaque toit se distingue, et chaque façade; ce chemin, je le suis de l'œil, déroulant ses lacets sur les pentes, mille fois; hélas! Jamais personne ne se montre aux fenêtres, jamais personne sur ces chemins.

La Tour de Peilz (gravure ancienne)