1.28.2008

204. La poésie d'Anna de Noailles. 4.

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4. Car si véridique que soit la parole, elle n'est que parole et de ce fait infiniment éloignée de la réalité. Tous les essais sont vains pour dire le fond de l'âme, car l'acte de la parole représente en même temps un acte d'aliénation :
« Mes vers, malgré le sang que j'ai mis dans vos veines,
O mes vers assoupis, vous n'êtes pas moi-même,
Vous avez pris ma voix sans prendre mon ardeur,
Les plus longs aiguillons sont restés dans mon coeur
Et nul ne saura rien de ma force suprême !
Ah ! pour vraiment goûter mon ineffable émoi,
Pour connaître mon âme et ce qui fut ma vie,
Il faudrait que l'on m'eût dans les chemins suivie
A l'heure, ô Poésie, où vous naissiez de moi ! »
Voici donc le poète conscient de ses propres limites et des carences de son mode d'expression. Car même si Anna de Noailles nous livre les effusions lyriques les plus authentiquement vécues, elle reconnaît la faille qui sépare le créateur de sa création. Pour véritablement transmettre une sensation, il faut se placer au moment précis où l'inspiration fait naître la Poésie.
Dans cet instant pré poétique, nous nous trouvons dans le domaine du non-dit, où le langage n'a pas encore pris possession du matériau affectif pour en faire un fait littéraire. Il en résulte que la poésie signale nécessairement un écart, elle falsifie la réalité affective, ou, pour le dire avec Platon, elle est mensongère. Cette conscience de l'insuffisance de la parole et de l'incommunicabilité entre l'artiste et son public se manifeste prématurément chez Anna de Noailles qui note dans ses cahiers d'adolescence à l'âge de dix-huit ans :
« Ainsi ne nous cherchez point aux feuilles où nous avons mis nos noms. Vous jugerez nos œuvres selon vous-mêmes mais nous-mêmes vous ne nous jugerez point. Nous-mêmes, c'est ce que nous avons laissé à la vie, c'est ce que les jours en passant ont pris à nos corps heure par heure c'est ce que nous avons abandonné à toute impression, à tout milieu, à toute vue, à chaque pas de notre vie solitaire et muette. Nous-mêmes nous sommes loin de vous à jamais, peut-être dans les régions hautes où vibrent encore en ondes élargies et étendues le son de nos baisers, de nos rires et de nos appels ». (page 70 et 71)