12.08.2007

178. René Mossu : "Les secrets d'une frontière". 1


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Messages 178, 179, 180 : trois extraits d'un ouvrage de René MOSSU, Journaliste, Directeur du Messager de la Haute-Savoie de 1932 à 1970. Dans "Les secrets d'une frontière", publié en 1946 puis réédité en 1972, l'auteur relate avec talent des épisodes émouvants ou dramatiques, des anecdotes, des actions retentissantes ou héroiques de la période de l'occupation dans la zone frontière du Chablais.
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Notre rive doit ignorer l'autre. Sous la grille de la mairie, cette maison blanche posée au bord de la route, en dehors de l'enceinte fortifiée, et qui paraît appartenir à un autre village, tant elle détonne près des murs moyenâgeux, l'affiche officielle est intransigeante dans sa brièveté : Le lac est interdit. Peut-être, demain, ne pourrons-nous plus diriger nos regards vers Nyon qui, ce matin, prolonge son sommeil derrière un écran de brume, de cette brume légère et fragile que le jour naissant dispersera bientôt à grands renforts de lumière. L'eau aussi, nous est .défendue ; comme si elle pouvait ranimer nos forces défaillantes, mettre un terme à notre accablement. Nous ne pouvons ni remplir le creux de nos mains, ni nous pencher sur les pierres glissantes pour ramasser l'herbe arrachée au quai de Rolle, que les vagues bénies nous apportent, cette algue que nous aimerions presser sur notre cœur comme le bouquet d'amis sincères et éloignés.
Des amis ! Nous devons ignorer ceux d'en face. Nous sommes à l'index, isolés comme des lépreux. De l'autre côté du Léman, nous cherchons, à la dérobée, des images familières. Le Jura, décor de vacances, que nous regardions sans en retenir les détails; exerce sur nous, maintenant, une irrésistible attirance. Jusqu'à Genève, et même au delà, il étale, austère, ses bois de sapins.
De l'autre côté, de Prangins à Rolle, il fait, sur ses flancs, de larges concessions aux prairies, puis il s'efface soudain à l'arrière-plan pour laisser aux vignobles qui s’étagent sur les coteaux vaudois la meilleure place. Enfin, plus loin que Lausanne, montagne et collines se mêlent et leurs limites s'estompent en même temps que les aspérités de terrain se nivellent. Je ne sais quel instinct me pousse à mieux connaître les choses dont je suis subitement privé. Pourquoi les ai-je si longtemps dédaignées ? Nous cherchons aussi des points de repère pour en fixer définitivement l'emplacement dans notre champ visuel: l'échancrure de la Faucille, le, Grand Hôtel de Saint-Cergue surplombant son ravin, les pylônes rouges et blanc de Prangins dont les ondes portaient, aux quatre coins du monde, les paroles de paix de la défunte Société des Nations.