11.24.2007

175. Maurice Clavel : "La lumière du lac". 1.

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1. Le crépuscule n'avait pas encore fini de mêler l'eau et le ciel lorsqu'ils arrivèrent devant les remparts de Morges. Depuis la frontière, ils avaient marché trois longues journées durant lesquelles Bisontin avait souvent espéré le lac. Il se souvenait de l'émotion qu'il avait éprouvée la première fois qu'il l'avait vu de là-haut et il eût aimé que les gens du convoi entrent au Pays de Vaud avec cette même vision. Mais rien n'était apparu. Malgré la bise qui s'aiguisait comme une lame sur la paroi glacée des monts Jura, il demeurait assez de grisaille dans le bas-fond pour dissimuler le Léman. Alors, le compagnon s'était dit que, sans doute, ces paysans qui n'avaient jamais reniflé plus loin que le bout d'un sillon, resteraient insensibles à sa beauté. Le lac l'avait senti. Il se cachait. Mais il y avait Hortense et, sans se l'avouer vraiment, c'était surtout pour elle que le compagnon avait souhaité ce spectacle. Le spectacle n'était venu qu'au moment où le convoi atteignait le dernier dévers sur la vallée de la Morge. Une gifle de bise. Un coup de lumière pareil à un feu soudain allumé au cœur de la terre.
Puis plus rien. Juste de quoi couper le souffle à ceux qui n'avaient rien vu de semblable. Et les vapeurs du soir s'étaient refermées, un peu plus épaisses, tirant à elles la nuit tapie sous les montagnes invisibles.Bisontin pensa un instant à ces montagnes que les autres n'avaient pas encore aperçues, puis il fit claquer son fouet, car le pas des bêtes s'alourdissait. Ils passèrent le pont sur la rivière et suivirent la longue allée bordée d'ormeaux qui devaient avoir une trentaine d'années. Bientôt la nuit de lourdes tours et de longs bâtiments se profila, puis le chemin entra dans l'ombre que projetaient les murs de la ville sur les fossés et le pont couvert.