2.17.2008

244. Pierre Lartigue : "Sur une barque de Meillerie". 2/2.

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2/2. On soufflait un peu, et on repartait pour
une autre tour. Pendant ce temps, l'équipe de la barque organisait le chargement sur le pont, formait le barin, en disposant les pierres, les plus grosses aux extrémités, vers le bordage, les autres au centre, vers les mats. C'était tout un art; il fallait être habile et soigneux, pour équilibrer la cargaison et éviter les ennuis pendant la traversée, si le mauvais temps se levait. Le pont était parfois si encombré qu'on ne pouvait guère circuler que sur les lisses, qui formaient une mince passerelle à l'extérieur de chacun des deux bords. Sous le poids de la caillasse, la barque s'enfonçait peu à peu, et quand les clous de jauge, à la poupe et à la proue, affleuraient l'eau, on savait que le tonnage était bon, et qu'on pouvait partir. Dans la journée, si la commande pressait, et si le vent donnait bien, ça ne traînait pas. On embarquait de quoi faire la soupe pour plusieurs jours si nécessaire, le bouilli, le pain, le vin, et vogue la barque.
Une fois les voiles réglées, les gars, crevés, descendaient à la cambuse piquer un roupillon, avec un seul homme à la barre, le nez vers Evian, Thonon, Ouchy, ou bien Genève, vers ces mangeuses de pierre insatiables. Mais si on finissait de charger trop tard, le soir, on attendait le lendemain, car on n'aimait pas beaucoup partir de nuit. Alors les bateliers qui habitaient en montagne, à Thollon ou Lajoux, allaient dormir dans des hangars loués, mais le plus souvent remontaient chez eux: une grosse heure de marche par le sentier des Epioutères; avec la journée de travail dans les jambes, ils se reposaient, pour ainsi dire, en grimpant, comme des somnambules, tirés par l'habitude, un pas après l'autre sans penser à rien. Encore heureux quand il ne pleuvait pas.
C'était pourtant cette vie de galère qui attirait Alexandre. Il serait resté des heures, dans la chaleur de ces après-midi d'août, à regarder le lac scintiller, les barques aller et venir, et les hommes trimer, avec leurs planches, leurs brouettes, et ces pierres que le ventre ouvert de la montagne offrait avec une générosité inépuisable, ces pierres qui donnaient aux hommes leur pain mais marquaient leur chair à vif, et qui, sciées, taillées, polies, allaient s'assembler comme pour des siècles dans la ligne sobre des quais, dans les façades splendides des grands hôtels, dans les villas éclatantes des cités du lac.

Pierre Lartigue. "Charlotte des carrières", page 49