11.19.2007

165. Henry Bordeaux : "Le Chablais de mon enfance". 2

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De loin, rien n'a changé, et je pourrais croire que, le lac franchi, je retrouverais les odeurs, les sentiers, les visages et les lieux de mon enfance. Tant de fois j'ai bravé la désillusion qui m'attend, assise, comme une femme voilée, sur la première borne ! Tant de fois j'ai cru retrouver un petit garçon aux yeux nouveaux et grands ouverts sur ce décor de féerie et sur les fées et les géants qui l'habitaient! Maintenant, je n'ai plus confiance : les géants et les fées se sont noyés dans le lac, et le décor n'est plus le même, sauf de loin, quand les plans se confondent. Je ne reconnais plus, quand je m'y promène, ni ma ville natale, ni ses environs, ni ses habitants qui comptaient tant d'originaux ­de ces originaux qui sont pittoresques et attrayants pour les gens du dehors et que les familles ne considèrent pas d'un œil favorable parce qu'ils dilapident leurs biens et troublent leur repos monotone. Maintenant, tout est pareil. Thonon est Thonon-les-Bains, Amphion est Amphion-les-Bains, Evian est Evian-les-Bains. Elles se rejoindront bientôt comme les tronçons d'une farandole. Toutes ces riveraines ont reçu de l'avancement. Toutes les eaux sont canalisées, toutes les rues sont pavées, tous les abords sont lotis. Messieurs les étrangers peuvent venir : ils sont les maîtres. C'est pour eux qu'on a bâti des casinos, des hôtels, des banques. Pour eux un vernis trompeur uniformise les façades. […] Car il faut bien que chacun - pierre, homme ou torrent - joue son rôle en faveur de la civilisation et du progrès. Progrès et civilisation qui proscrivent sans pitié les retraites individuelles, les régions mystérieuses de la nature et du cœur, et les souvenirs d'un petit garçon. La maison de ce petit garçon - il n'y en avait alors pour lui qu'une au monde ­donnait sur un chemin qui longeait des jardins - de ces jardins d'autrefois, à demi incultes, où l'on ne s'aperçoit pas de tous les fruits cueillis avant leur maturité, de toutes les fraises dévorées par des bouches aussi menues et aussi rouges qu'elles-mêmes, de toutes les cerises picorées sur les arbres. Dans le jardin voisin du sien, il voyait passer des petites filles, sans doute gourmandes comme lui, et dont l'une, à cause d'un pas sautillant et de grands yeux de velours, l'intéressait sans qu'il sût pourquoi dans son innocence. Elle était plus précoce et, s'amusant de sa conquête, elle imagina de déposer pour lui des fleurs sur le mur de séparation. Il répondit poliment à de si aimables procédés. A vrai dire, il ne savait pas quoi faire du cadeau après l'avoir respiré. Un jour les deux enfants se rencontrèrent auprès du mur bas où ils portaient leurs offrandes. Tous deux avaient les bras chargés. Etaient-ce des roses ou des lis? Ils se regardèrent et ils se sauvèrent chacun de son côté. Cette fois ils n'échangèrent pas leurs bouquets. Ils s'étaient vus face à face. Une peur inexplicable les avait poussés par les épaules. Ainsi connurent-ils qu'il peut être délicieux d'avoir peur. (Le Chablais ou le pays de mon enfance, 1931)